La scénographie chez Pina Bausch
Un mur qui s’écroule dans Palermo, Palermo. Une serre et un aquarium géants dans Two cigarettes in the dark. Mais aussi un château de sable, une rue de Wuppertal, un hippopotame… Autant qu’à leurs titres brefs ou interminables, les pièces de Pina Bausch sont reconnaissables à leur scénographie inouïe, mêlant la nature à la ville, le réel au rêve, les fantasmes des enfants à ceux des adultes.
Le Tanztheater Wuppertal est très présent en France en cette fin de saison, avec des pièces mettant justement en avant ces scénographies marquantes : Água du 7 au 15 mai au Théâtre de la Ville, Auf dem Gebirge hat man ein Geschrei gehört du 20 au 26 mai au Théâtre du Châtelet et une soirée mêlant Café Müller et Le Sacre du Printemps du 6 au 9 juin aux Arènes de Nîmes, ajoutant à la scénographie un lieu très particulier. L’occasion de revenir sur les principes scénographiques à l’oeuvre dans les pièces de Pina Bausch, en se laissant guider par Jo Ann Endicott et les récits de sa longue expérience de danseuse et d’assistante au sein du Tanztheater Wuppertal (ses autobiographies Je suis une femme respectable et chez.pina.bausch.de).
1975 : Le sacre du printemps – « Il fallait filtrer la terre avant la représentation. Elle ne doit pas être trop sèche. Pas trop mouillée. » (J.A. Endicott)
En 1973, Pina Bausch prend la tête du théâtre de Wuppertal, et impose un tout nouveau style mêlant danse, théâtre, opéra… Le Tanztheater. Durant trente-six ans, elle chorégraphie, sur les musiques les plus variées, des pièces qui d’abord choquent, puis suscitent un enthousiasme grandissant. « Pina » est aujourd’hui devenue un mythe. Ses pièces déploient une force émotionnelle rarement égalée en danse. Sur scène, ce ne sont pas simplement des danseur.se.s que l’on voit, ni des acteur.rice.s, mais des êtres humains, avec leurs désirs, leurs peurs, leur besoin de tendresse et leur cruauté.
Pina Bausch créait en étroite collaboration avec tou.te.s celles et ceux qui l’entouraient : ses interprètes, Raimund Hoghe (son dramaturge de 1980 à 1990), aussi ses scénographes. Comme l’écrit Jo Ann Endicott, Rolf Borzik et Peter Pabst ont été « ses plus étroits compagnons de route. » Avec Pina Bausch, ils ont « inventé des choses rocambolesques, merveilleuses, géniales et pleines d’imagination. »
Rolf Borzik fut son compagnon, et dès les premières heures, le metteur en scène du Tanztheater Wuppertal. Jusqu’à sa mort prématurée en 1980, il conçoit costumes et décors de toutes les pièces de Pina Bausch. En 1975, c’est le Sacre du printemps, ses hommes torse nu en simples pantalons noirs, ses femmes en robes transparentes, et surtout ses tonnes de terre déversées et ratissées méticuleusement sur le plateau. Les technicien.ne.s jouent un rôle majeur dans les pièces de Pina Bausch. Pour le Sacre, ils et elles doivent veiller à la qualité de la terre, pour que les danseur.se.s ne glissent dessus ni ne toussent à cause de la poussière. Mais une fois celle-ci installée, la sensation de danser dans la terre est d’une force extrême : « Rien que cette impression de danser dans la terre, se coucher, sentir la terre, molle et silencieuse. »
1978 : Café Müller et Kontakthof – « Là aussi, Rolf avait conçu exactement le décor qu’il fallait. Une salle de bal, avec de grandes portes et fenêtres, une chaise pour chacun. » (J.A. Endicott)
Les éléments naturels sont présents dans beaucoup de pièces scénographiées par Rolf Borzik. Mais celui-ci crée aussi à partir des extérieurs et des intérieurs du quotidien urbain. En 1978, ce sont Café Müller et Kontakthof. Dans un café ou une salle de bal, au milieu des chaises bruyantes, hommes et femmes aux costumes fortement genrés s’affrontent, se désirent, se blessent, les femmes sont parfois violentées par les hommes.
La scénographie de Rolf Borzik est aussi réaliste que symbolique – dans la lignée de l’Ausdruckstanz (la danse expressionniste) de Kurt Jooss, professeur de Pina Bausch à la Folkwangschule. Les costumes pour les hommes et les longues robes élégantes pour les femmes deviendront une des marques du style de Pina Bausch. En 1978, pour la première de Café Müller (qui évoque l’enfance de la chorégraphe dans le café de ses parents), Rolf Borzik est présent sur scène, bousculant les chaises pour dégager le chemin à une Pina somnambule.
1982 : Nelken – « Vous êtes-vous déjà demandé où l’on peut trouver par exemple des arbres, des feuilles, de l’eau, des œillets, de la tourbe, en des saisons où il n’y en a pas ? » (J.A. Endicott)
Rolf Borzik et Pina Bausch ne cessent d’explorer de nouveaux terrains. L’opéra par exemple, avec Orphée et Eurydice. Ils empruntent des accessoires à tous les âges de la vie, symbolisent le désir par de faux mais imposants crocodiles, créent dans Arien le plus farfelu des personnages, un hippopotame en mal d’amour. Avec Pina, la vie devient comme un « coffre à trésors – un jeu entre l’enfance, la vieillesse et la mort« . « Pour chaque nouvelle pièce, il y avait un nouveau concept scénographique« .
Après la mort de Rolf Borzik en 1980, Peter Pabst (pour la mise en scène) et Marion Cito (pour les costumes) prennent le relais, dans l’exacte continuité. La nature est toujours omniprésente. Mais à la terre, à l’eau, s’ajoutent les fleurs ; par exemple, les éblouissants champs d’œillets de Nelken. Les pièces s’adoucissent également, commence le cycle des grandes villes mondiales : Viktor, Palermo Palermo, Masurca fogo… La scène est un immense terrain de jeu, de défouloir de rêves, d’expériences sensuelles. Mais ouvrir cet espace imaginaire, arraché au temps et à l’espace, cela a un coût, et cela nécessite de grandes compétences techniques.
« Nous jouions dans l’eau, sur l’herbe, sur le sable et sous la pluie, dans une forêt de sapins, sur la terre ou la tourbe. Dans des feuilles mortes, dans la brume, dans une forêt de cactus ou sur une route. Parfois, des animaux qui avaient l’air vrais entraient en scène. Il y avait des fleurs. Des montagnes de glace faites en polystyrène, des champs remplis de milliers d’œillets roses. Nous jouions dans une mer de pierres ou sur une île flottant dans l’eau et sur des rochers, sur un bateau.«
1995 : Danzón – « Le public aurait pu craindre que les poissons ne l’attrapent et ne la mangent. » (J.A. Endicott)
Peter Pabst et Pina Bausch discutent interminablement pour chaque pièce. La scénographie s’élabore en même temps que la chorégraphie, Peter Pabst s’y reprend à quatre, cinq, six fois… Il s’amuse avec les lois de la physique, prend garde à ne pas mettre en danger les danseur.se.s. Pour Danzón, d’énormes poissons rouges sont projetés sur le fond de scène. Au milieu d’eux, Pina Bausch danse un bref et intense solo.
2006 : Vollmond – « L’eau a sa propre force et fait ce qu’elle veut. » (J.A. Endicott)
L’eau est un des éléments les plus récurrents dans les pièces de Pina Bausch. Souvent il pleut sur scène, le plateau se transforme parfois en piscine : un exploit ! Dans Vollmond, les danseur.se.s se lancent de grands seaux d’eau, nagent, plongent, éclaboussent. Leurs habits collent au corps, l’eau fait obstacle en même temps qu’elle crée de nouvelles sensations, visuelles, sonores, tactiles, gustatives, olfactives… Wim Wenders a immortalisé de nombreux passages de cette pièce dans son très beau film Pina.
Pina Bausch, Rolf Borzik, Peter Pabst et Marion Cito ont créé, avec les interprètes et les technicien.ne.s, des spectacles imbriquant entièrement scénographie et chorégraphie : « Que se passe-t-il au niveau du corps ? Si l’on traverse un pré par exemple, on n’entend presque rien ; le pré a aussi une odeur. Ou l’eau ? Lorsqu’on est mouillé, les habits s’allongent, ça refroidit ; l’eau fait du bruit, réfléchit la lumière. Il se crée une autre vie. Et la terre ? Elle colle soudain au corps quand on sue. Ce sont là des expériences très sensuelles. J’aime mettre toute cette nature sur scène, parce qu’elle donne une autre impression. » (Pina Bausch, interview avec Norbert Servos).
Pour aller plus loin
Jo Ann Endicott, Je suis une femme respectable, L’Arche, 1999
Jo Ann Endicott, chez.pina.bausch.de, L’Arche, 2015
Brigitte Gauthier, Le langage chorégraphique de Pina Bausch, L’Arche, 2009
Norbert Servos, Pina Bausch ou L’Art de dresser un poisson rouge, L’Arche, 2001
Walter Vogel, Pina, L’Arche, 2014
Wim Wenders, Pina (film), 2011
Lernould Patrick
Bonjour à tous,
juste pour vous signaler une petite erreur, le mur qui s’effondre n’est pas dans Masurca Fogo
mais est le tout début de Palermo, Palermo.
Merci pour vos excellents articles.
Laetitia B.
Merci beaucoup pour cette remarque, vous avez tout à fait raison ! Nous allons corriger cette erreur. Et heureuse que vous aimiez nos articles !