L’Histoire de Manon de Kenneth MacMillan expliqué par ses pas de deux
Le 20 avril s’ouvre au Palais Garnier une nouvelle série du ballet L’Histoire de Manon, chorégraphié en 1974 par Kenneth MacMillan pour le Royal Ballet de Londres. En s’inspirant du roman de l’abbé Prévost, le chorégraphe a créé, avec le personnage de Manon, l’un des rôles les plus riches et complexes du répertoire néoclassique. Sylvie Guillem, Isabelle Ciaravola, Clairemarie Osta, Agnès Letestu (ndlr : qui l’a répété mais ne l’a pas dansé en scène pour blessure)… Nombreuses sont les danseuses à Paris qui ont enrichi ce personnage de leurs interprétations singulières. Et à la suite d’Isabelle Guérin et de Clairemarie Osta, Aurélie Dupont a aussi choisi L’Histoire de Manon pour ses adieux, le 18 mai.
Kenneth MacMillan commençait le plus souvent, lorsqu’il créait une nouvelle pièce, par chorégraphier les pas de deux. Ils sont la marque la plus caractéristique de son style. Dans L’Histoire de Manon, ils culminent par des portés aussi originaux qu’expressifs. Mais Manon n’est pas la femme d’un seul homme. Dans une société gouvernée par les désirs des hommes et par l’argent, Manon, quelles que soient ses motivations, emploie son pouvoir de séduction à défier la pauvreté et à tenter de s’émanciper. Aussi les portés se font-ils parfois à trois, quatre ou même cinq ! Autant d’images fortes qui scandent les sept tableaux de L’Histoire de Manon. Analyse en cinq portés du style de Kenneth MacMillan.
Le porté extatique
Acte 1, deuxième tableau : Manon-des Grieux
Le contexte
Les héros du ballet, Manon et le chevalier des Grieux, se rencontrent dans l’atmosphère glauque d’une cour où maquereaux et clients négocient le prix de jeunes prostituées. Manon a été envoyée par ses parents au couvent, mais son frère Lescaut l’attend de pied ferme, décidé à tirer le meilleur prix de sa ravissante sœur. Des Grieux, perdu dans ses livres d’étudiant, semble n’avoir pas sa place dans ces bas-fonds du Paris de la Régence. Les deux jeunes gens tombent amoureux et fuient ensemble après un pas de deux lyrique et emporté qui conclut ce tableau introductif.
Explication
Dans les premiers pas de deux entre Manon et des Grieux, Kenneth MacMillan chorégraphie l’insouciance et la passion d’un amour naissant. Manon, dans la chambre de des Grieux, a l’audace et les gestes vifs de la Carmen de Roland Petit, chorégraphe qui a inspiré Kenneth MacMillan. Sur un des airs de Massenet les plus réussis d’une partition hétéroclite très inégale, les amants s’enlacent et s’élancent dans un pas de deux qui bouleverse les attendus d’enchaînement des mouvements – comme cette arabesque qui s’achève dans une figure aux allures balanchiniennes sur l’épaule de des Grieux ! (à 2’10, sur une vidéo où la qualité de l’interprétation des rôles par Isabelle Guérin et Manuel Legris doit faire oublier celle de l’image). Ou plutôt ne s’achève pas, car les pas de deux chez Kenneth MacMillan n’ont pas leur acmé dans des poses figées, le geste s’y prolonge sans cesse.
D’amples développés et arabesques se déploient dans les airs, où Manon semble évoluer en apesanteur. Les bras sont déliés, buste et nuque très souples se cambrent d’avant en arrière tandis que Manon ne prend appui au sol que pour mieux se propulser (1’25). Les voltes acrobatiques (4’19), les mouvements de balanciers (3’30) et cabrioles battues (3’58) sont peut-être les figures les plus frappantes de ce pas de deux ailé.
Inspiration
Kenneth MacMillan a été formé en même temps que John Cranko, et les deux chorégraphes présentent certaines parentés stylistiques. Comme dans Onéguine, les portés jouent avec le sol et l’horizontalité. Telle cette glissade étourdissante à terre qui signe la fin du pas de deux (4’45).
Le pouvoir de la pointe
Acte 1, deuxième tableau : Manon-Lescaut-Monsieur G.M.
Le contexte
Mais Lescaut ne laissera pas sa sœur échapper si facilement aux projets qu’il a conçus pour elle. Des Grieux s’étant absenté, il fait irruption dans la chambre avec Monsieur G.M., l’homme auquel il a promis Manon. Le pas de trois qui suit introduit clairement l’ambivalence du caractère de Manon : se laisse-t-elle séduire par les bijoux dont la couvre monsieur G.M., griser par son propre pouvoir de séduction, ou encore convaincre par un frère qu’elle affectionne trop ? À chaque danseuse sa Manon, et sa propre interprétation d’un revirement si brusque dans les choix du personnage, qui accepte à la fin du tableau de devenir la maîtresse de monsieur G.M.
Explication
Ce pas de trois à la chorégraphie étonnante donne en tout cas à voir que la jeune femme est à la fois active et passive dans ses choix. Passant alternativement des mains de Lescaut à celles de monsieur G.M., parfois littéralement balancée par les deux hommes qui tiennent, l’un ses poignets, l’autre ses chevilles, Manon ne se départit pas de ses gestes dignes et maîtrisés, ni de son regard assuré. Elle apprend déjà, dans des jeux d’épaules et de jambes, à jouer de sa sensualité, et tend une pointe insolente à un monsieur G.M. en adoration.
Inspiration
Les portés de cette scène sont parmi les plus originaux du ballet. Ils ont inspiré John Neumeier pour sa Dame aux Camélias, où Manon apparaît à plusieurs reprises comme le double spectral de Marguerite.
Le porté parodique
Acte 2, premier tableau : Lescaut-sa maîtresse
Le contexte
Nous voici désormais dans le salon de Madame, maquerelle. Au milieu des clients et prostituées, Lescaut, enivré par son succès et la boisson, fait une entrée fracassante. Avec sa maîtresse piquante et enjouée, ils dansent deux pas de deux dont la tonalité comique, par sa légèreté, restitue une atmosphère de débauche euphorique et prépare en creux le drame qui va suivre.
Explication
Lescaut ne parvient pas à tenir sa maîtresse en équilibre. Il lui donne trop d’élan pour tourner, la ballotte plus qu’il ne la porte. Un résultat d’autant plus ridicules que ces deux pas de deux devraient être virtuoses. Ils sont de plus exécutés sur une musique romantique à l’excès pour le premier, sur un air bravache pour le second. Ces pas de deux semblent parodier le lyrisme et le brio des portés classiques.
Manon au firmament
Acte 2, premier tableau : Manon et les clients de Madame
Le contexte
Drapée dans des tissus chamarrés, Manon arrive telle une reine dans le salon de Madame. Elle est devenue la maîtresse de monsieur G.M., mais suscite le désir de tous les hommes et semble savourer son triomphe. Seule la trouble la présence inattendue de des Grieux, que Lescaut a entraîné dans ce lieu.
Explication
Au centre du deuxième acte, la variation de Manon est un déploiement de toute sa sensualité. Avec ses épaules dégagées et ses bras ondulants, Manon se lance dans des portés où elle passe de main en main sans presque toucher terre (3’50). Très cambrée, elle est soulevée à bout de bras, sa jambe dénudée pointée vers le ciel (3’22), et, au point culminant, elle plonge buste en avant dans ce qui ressemble à une mer d’hommes (4’40). En danse classique, on appelle « porté poisson » la figure où la danseuse, penchée très en avant par un homme lui-même courbé, a une jambe repliée et l’autre tendue en arabesque. Mais dans cette variation, Manon a davantage des airs de sirène.
Inspiration
La fin de cette variation de Manon fait peut-être écho au morceau de bravoure de l’adage à la rose, où Aurore dans La Belle au bois dormant salue ses nombreux prétendants. Manon évolue gracieusement, dans une chorégraphie répétitive, d’un client vers un autre (5’23). Kenneth MacMillan voulait rendre le ballet classique capable d’explorer les sujets les plus sombres. En choisissant pour sujet L’Histoire de Manon, il dévoile ce que La Belle au bois dormant dissimule, à savoir la condition des femmes dans une société où les hommes ont le pouvoir. Les prétendants galants sont devenus clients concupiscents, et leur désir pour la jeune femme ne les empêche pas de l’amener comme sur un plateau à monsieur G.M., en la faisant glisser presque allongée sur sa pointe d’un bout à l’autre de la scène (7’23).
Le porté tragique
Acte 3, dernier tableau : Manon – des Grieux
Le contexte
À la suite de cette scène où le triomphe de Manon est mêlé d’éléments inquiétants, le drame s’accélère. Manon s’enfuit de nouveau avec des Grieux. Mais, rattrapée par monsieur G.M. et la police, elle est déportée au bagne en Louisiane, comme certaines prostituées de cette époque. Des Grieux l’a suivie par amour et la libère de son cachot en tuant le geôlier qui, dans une scène atroce, vient de la violer. Le dernier pas de deux est celui de la mort de Manon.
Explication
Perdus dans les marécages, les amants sont épuisés. Manon hallucine son passé avant d’agoniser dans un pas de deux qui répète avec une forme de désespoir – ou d’héroïsme – les portés des pas de deux précédents. Mais son corps est comme disloqué : buste relâché, bras pendants et jambes roides, constamment tendues à l’extrême. Tout part du sol (0’30) où Manon s’engloutit. Ce pas de deux est peut-être l’un des plus virtuoses, les figures acrobatiques comme les voltes, empruntées au ballet néoclassique soviétique (2’09), vont encore plus haut et plus loin que dans les portés précédents. Mais c’est pour que le corps retombe mieux comme un poids mort.
L’échec répété du porté poisson – l’un des plus triomphaux du langage classique – s’approfondit au cours du pas de deux (à 3’05 et 3’18), à mesure de l’épuisement de Manon. Les grands écarts, auparavant réservés à l’échauffement, ont été introduits sur scène par le ballet néoclassique : mais dans cette variation, loin de signifier la virtuosité, ils marquent la désarticulation et l’affalement du corps (3’00). La gracieuse marche en l’air du pas de deux de la rencontre se transforme ainsi en un tombé, presque chuté, en grand écart (3’43). Le porté classique tire sa beauté du défi insolent qu’il adresse à la pesanteur. Tragique est ici le dernier sursaut d’héroïsme d’un corps que la pesanteur submerge. Kenneth MacMillan n’a jamais reculé devant les sujets les plus durs, et, dans la mort qu’il met en scène dans ce pas de deux, la danse se confronte également à ses propres limites.
En conclusion
Kenneth MacMillan voulait moderniser le ballet, renouveler le vocabulaire classique pour le rendre apte à tout exprimer. C’est dans les pas de deux de ses ballets qu’il a peut-être le mieux accompli cette tâche. L’Histoire de Manon est l’un de ses chefs-d’oeuvre : l’innovation chorégraphique y est toujours au service de l’expressivité et de la narration. Les pas de deux sont reliés entre eux par des figures récurrentes, et notamment des portés, dont l’énergie évolue au fil de l’intrigue. L’enjeu est moins l’exécution de ces portés que leur interprétation. C’est en trouvant l’énergie avec laquelle investir ces portés que les danseur-se-s peuvent construire leur compréhension des personnages et donner au drame sa signification.
Pour aller plus loin
Pour mieux connaître Kenneth MacMillan, le site qui lui est dédié.
Les chercheuses en danse Marie Glon et Isabelle de Launay ont dirigé un livre sur nos gestes quotidiens, et la manière dont la danse les investit et les transforme : Histoires de gestes. Christine Roquet y consacre un article au geste de « Porter », et à la manière dont le porté en danse interroge notre rapport à la pesanteur et à autrui.
Emmanuelle
super article, merci!
Marjo
Article très intéressant, merci beaucoup!
Laetitia
Merci à vous, je suis contente si cela a pu vous intéresser, et j’espère que vous pourrez profiter du ballet !
Danseur en bleu
Merci pour cet article… mais sauf erreur de ma part, Agnès Letestu n’a jamais dansé ce rôle, à son grand regret.
Laetitia
Ah oui vous avez tout à fait raison, excusez-moi pour cette erreur ! Elle l’a répété, mais effectivement jamais dansé sur scène à cause d’une blessure…
Laetitia
– elle en parle dans cet article : http://www.tutti-magazine.fr/news/page/Agnes-Letestu-Danseuse-Etoile-Ballet-Opera-National-de-Paris-fr/.
Merci pour votre correction !
Jade Larine
Ces articles mensuels sur l’histoire de la danse dite néoclassique sont extrêmement instructifs.