Le fracas du Requiem pour L. d’Alain Platel et Fabrizio Cassol
Le metteur en scène et chorégraphe Alain Platel et le compositeur Fabrizio Cassol ont reformé leur duo initié en 2006 pour proposer une œuvre coup de poing où s’entremêlent musique, danse et théâtre dont le point d’origine est l’un des plus grands chefs-d’œuvre du répertoire classique mondial, le Requiem de Mozart. Requiem pour L. est un spectacle total, interrogeant la mort de manière inédite et radicale. Quelque chose de violent et extrême, sans complaisance et sans verser dans le registre macabre. Un tour de force artistique et un déferlement constant d’émotions.
C’est la mort en direct qui se joue devant nous. Sur un écran géant en fond de scène apparaît dès le début du spectacle le visage en gros plan de L.. L. comme Lucie. On ne voit durant 90 minutes que sa tête reposant sur un oreiller à motifs floraux. Elle est blonde, une soixantaine d’années et ce sont les dernières minutes de sa vie qu’elle a accepté de laisser filmer alors qu’elle se sait condamnée. De cela, rien n’est dit mais il y a comme une évidence : le visage qui s’offre à nous est celui de quelqu’un que la vie va quitter. L. est entourée des siens mais on ne fait que les apercevoir. L’image nous invite à scruter son visage où l’on discerne une tristesse infinie, mais aucune souffrance.
En contrepoint, Alain Platel a imaginé une scénographie forte : des alignements de pierres tombales qui évoquent le monument à la Shoah qui jouxte la Porte de Brandebourg à Berlin où le spectacle a été créé en janvier 2018. Et comme le veut le rite israélite, des cailloux sont posés sur ces tombes. Contrepoint saisissant entre le destin singulier de L , son expérience du passage de la vie à trépas et la référence à la catastrophe collective du génocide. Ce dispositif scénique est d’une force inouïe accentuée par le contraste entre la lumière très blanche sur l’écran et les tombes qui imitent le marbre noir brillant. Vient enfin le troisième acteur fondamental du spectacle : le Requiem de Mozart détricoté minutieusement par Fabrizio Cassol. Il faut plus que du culot, sans doute de l’inconscience, pour s’emparer de cette musique et imaginer pouvoir la faire sienne. « C’est le périple musical le plus téméraire que j’ai entrepris », confie ainsi le musicien. Son travail fait pourtant tomber toutes les barrières et rallie même les sceptiques. Fabrizio Cassol fait mieux que réussir ce défi en donnant à entendre le Requiem de Mozart, tout le Requiem (dont il faut rappeler que c’est une œuvre inachevée) en le recomposant, isolant des phrases musicales pour les réinterpréter en fusionnant les styles lyriques, jazz ou africains. Sa partition est bouleversante, magnifiquement servie les 14 musiciens et chanteurs qui partagent la scène.
Ils sont tous en costume sombre, grandes bottes noires mais avec une chemise à motifs colorés. Les chanteurs et la chanteuse passent d’un registre à l’autre avec aisance et brio alors que la danse s’invite entre et même sur les tombes. Fabrizio Cassol parvient à enrichir le Requiem de Mozart, genre formaté destiné à être chanté à l’église pour les morts. Il élargit la palette des couleurs. La peine et la douleur sont là qui dominent la représentation, mais dans les interstices du malheur se glissent des moments festifs comme une manière de défier la mort.
Dans la salle, on est saisi, passant de l’effroi à l’espoir. Car de quoi parle ce Requiem pour L. sinon de nous tous et de la mort à laquelle nous sommes unanimement confrontés ? Le visage de L., c’est celui de notre mère, de notre sœur, c’est le notre. Nous vivons dans une époque où l’on a relégué la mort le plus loin possible, comme pour tenter de l’effacer. Alain Platel et Fabrizio Cassol nous la donnent à voir telle qu’elle est, sans voyeurisme, avec souvent beaucoup de délicatesse mais sans se dérober. Et alors que depuis déjà près d’une heure et demie, nous sommes face à elle, Lucie apaisée rend son dernier souffle. Il y a alors de la colère et même de la rage dans la musique et le chant, une révolte contre notre condition humaine, le vain refus de voir l’autre partir. Les 14 musiciens et chanteurs finissent ce Requiem par une danse d’où émane une énergie vitale essentielle. À l’image d’un spectacle nécessaire dont on sort fracassé.
Requiem pour L. d’Alain Platel et Fabrizio Cassol au Théâtre de Chaillot. Avec Rodriguez Vangama, Boule Mpanya, Fredy Massamba, Russell Tshiebua, Nobulumko Mngxekeza, Owen Metsileng, Stephen Diaz, Rodrigo Ferreira, Joao Barradas, Kojack Kossakamvwe, Niels Van Heertu, Bouton Kalanda, Silva Makengo, Erick Ngoya et Michel Seba. Mercredi 21 novembre 2018. À voir en tournée jusqu’au 14 juin 2019.