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Le Lac des cygnes de Rudolf Noureev par le Ballet de l’Opéra de Paris – Dorothée Gilbert et Hugo Marchand

Cela semble difficile à croire et pourtant : à 35 ans, Dorothée Gilbert, l’Étoile emblématique de l’Opéra de Paris, n’avait encore jamais dansé le rôle mythique d’Odette/Odile du Lac des cygnes à Paris, malgré les nombreuses reprises du ballet. Un choix de la ballerine, qui trouvait que le rôle était trop russe pour elle. Mais pour la reprise de 2019, elle a sauté le pas, peut-être poussée par le fait d’y être associée à son merveilleux partenaire Hugo Marchand. Et Dorothée Gilbert a offert là un beau cadeau au public. Au sommet de son art et de sa technique, l’Étoile a transcendé le rôle. Avec Hugo Marchand, elle a proposé un duo sublime (oui, ce mot est parfois galvaudé, mais ici il n’est pas de trop), et le corps de ballet s’est mis au diapason pour une soirée précieuse dans le souvenir d’un.e passionné.e de danse. 

Le Lac des cygnes de Rudolf Noureev – Dorothée Gilbert (Odette/Odile) et Hugo Marchand (le Prince Siegfried)

Il y a des soirs où tout fonctionne sur le plateau. Où tout le monde est accordé, où tout le monde semble être dans un état de grâce. Dorothée Gilbert est Odette/Odile, Hugo Marchand est Siegfried. Ils n’ont dansé leur rôle respectif qu’une seule fois auparavant. Et pourtant tout est là, tout est juste, tout est grand. Tout semble être dansé comme s’ils avaient ce ballet et ces rôles dans les veines et dans les coeurs depuis dix ans.

Hugo Marchand est un danseur tragédien, presque plus à l’aise dans les ballets néo-classiques qu’académiques (même si, de fait de la programmation, il en a peu dansés). Il n’est pas un prince des contes de fées et ne cherche pas à le devenir. Au premier acte, il porte en lui un spleen indéfinissable, l’envie d’un autre monde sans pour autant arriver à le définir. Dans sa grande variation lente – l’une des réussites de la version de Rudolf Noureev, il semble exprimer l’âme de Tchaïkovski, compositeur qui a mis dans cette partition toute sa souffrance de ne pas pouvoir vire comme il est. Dorothée Gilbert est un être étrange quand elle entre en scène, qui nous plonge dans un entre-deux. Conte de fées ou vision psychologique du Ballet ? Rêve ou réalité ? Dorothée Gilbert a parfois les ailes du cygne, parfois la poésie humaine au bout des doigts. Et c’est cet étrange mélange, bien français, qui ne va pas copier les ballerines russes, qui coupe le souffle. Elle a ces bras de cygnes mais représente aussi cette sorte d’image de l’idéal féminin de Siegfried. Cette ambivalence perdure dans le couple. Il n’y a rien de froid entre les deux Étoiles, bien au contraire. Il y a des regards, une complicité, un sentiment amoureux qui se noue, qui sait déjà qu’il se terminera mal. Et pourtant, dans leur grand pas de deux du deuxième acte, c’est plus par la pure abstraction de la danse, cette chorégraphie qui a traversé le temps en osmose avec la musique, qui emporte le tout. Sans pour autant perdre le fil de l’émotion. Et le corps de ballet se met au diapason.  Les 32 danseuses sont parfaitement alignées, c’est le moins que l’on puisse attendre. Surtout, elles ne sont pas un décor humain. Elles deviennent comment autant de doubles d’Odette, rajoutant à cette impression étrange d’être entre deux mondes, entre deux rêves. Et c’est bien là, bien au-delà des alignements, que Le Lac des cygnes devient magique. 

Le Lac des cygnes de Rudolf Noureev – Dorothée Gilbert (Odette/Odile)

Sur ce point – être dans un rêve plutôt que dans le compte, l’interprétation suit la volonté de la version de Rudolf Noureev. Pourtant, le trio central mis en place par le chorégraphe – avec Rothbart/Wolfgang – n’a pas vraiment été présent. Thomas Docquir, jeune danseur du corps de ballet qui tenait ce rôle, n’a rien à se reprocher. Artiste à la belle présence, sa variation du troisième acte est envoyée avec panache. Mais on ne peut pas lui demander, alors qu’il n’a aucune expérience, d’apporter toute la dimension théâtrale à ce personnage. Thomas Docquir n’est toutefois pas là pour faire de la figuration. Au premier acte, il apparaît plutôt comme le mauvais génie, le meilleur ami qui souffle quelques mauvaises idées aux oreilles du prince. Le rapport avec Rothbart a ensuite du mal à se faire, il n’est d’ailleurs pas impossible qu’un public non-averti ne fasse pas le lien entre les deux personnages. Mais le danseur assure le pas de trois, y apporte sa dimension. Il ne paraît jamais de trop en scène. Théâtralement, le duo d’Étoiles prend la place qui manque. Et tant pis si le trio s’efface au profil du couple. Hugo Marchand et Dorothée Gilbert sont si en phase que l’on oublie la version originale pour une histoire un peu différente : celle d’un couple oui, mais pas non plus celle d’un conte. C’est aussi ça la danse : un ballet en perpétuelle évolution. Et tant que chacun.e se l’approprie avec sincérité et véracité, le reste n’a plus vraiment d’importance. 

Au-delà de ce glissement, dû ici à des distributions, cette production de Rudolf Noureev a toutefois montré quelques signes de fatigue, qui ne se voyaient pas forcément lors de la dernière reprise. Les décors du premier acte semblent usés, les couleurs définitivement passées. Les danses de caractère du troisième acte sont définitivement poussives, si l’on excepte la joie de vivre et la complicité d’Alice Catonnet et Simon Valastro qui sauvent la Napolitaine. Ce n’est pas la faute des artistes, plutôt bien en place, mais à une chorégraphie qui n’est pas des plus inspirées. Le dernier acte fait cependant oublier cette faiblesse. L’osmose entre le corps de ballet et le couple principal, si belle lors du deuxième acte, se poursuit tout au long de cette longue complainte des cygnes. Le duo principal a des gestes de tendresse, comme des dernières retrouvailles entre amoureux, mais garde aussi cette ambivalence sur le fil du rasoir, ce sentiment d’être à la fois dans un conte et dans l’esprit torturé de Siegfried. Odette s’envole dans un souffle, Siegfried reste avec ses doutes. Le retour à la réalité, pour lui comme pour le public, n’est pas des plus simples. 

Le Lac des cygnes de Rudolf Noureev – Dorothée Gilbert (Odette/Odile), Hugo Marchand (le Prince Siegfried) et Thomas Docquir (Rothbart)

 

Le Lac des cygnes de Rudolf Noureev d’après Marius Petipa par le Ballet de l’Opéra de Paris à l’Opéra Bastille. Avec Dorothée Gilbert (Odette/Odile), Hugo Marchand (le Prince Siegfried), Thomas Docquir (Rothbart), Sophie Mayoux (La Reine), Fanny Gorse, Ida Viikinkoski et Jérémy-Loup Quer (le Pas de trois). Mercredi 20 février 2019. 

 

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