Alan Lucien Øyen et Cristiana Morganti – Faire vivre Pina Bausch sans Pina
Alors que Montpellier Danse rend hommage à Merce Cunningham pour le centenaire de sa naissance, Paris célèbre Pina Bausch, disparue brutalement il y a dix ans. Le Théâtre de la Ville, qui fut sa maison et celle du Tanztheater Wuppertal dès 1979, s’est associé avec le Théâtre National de la Danse de Chaillot et la Grande Halle de la Villette pour mettre à l’affiche les deux premières créations de la compagnie avec de nouveau chorégraphes : Bon Voyage, Bob du norvégien Alan Lucien Øyen et Since She du grec Dimitris Papaioannou. Et au Théâtre des Abbesses, Cristiana Morganti, qui a dansé chez Pina Bausch durant 20 ans, a mené sa conférence dansée, Moving with Pina, un magnifique spectacle sur l’univers de la chorégraphe allemande nous offrant de regarder en coulisses et de pénétrer dans la salle de répétition du Tanztheater. De merveilleux voyages dans l’univers de Pina Bausch.
Le 30 juin 2009, Pina, comme l’appelle familièrement ses danseuses et danseurs, meurt brutalement, quelques jours seulement après la première de son ultime spectacle. Elle laisse orpheline sa troupe composée de fidèles, la plupart à ses côtés depuis les premiers jours. Immédiatement se pose la question de l’avenir du Tanztheater Wuppertal. La compagnie est intimement liée au parcours de la chorégraphe : elle l’a créée, façonnée, y a développé ses propres méthodes de travail et construit un répertoire fort de 46 pièces. Comment le préserver sans Pina ?
Dominique Mercy, danseur et proche de Pina Bausch, y joue un rôle crucial. Il est la mémoire vivante du Tanztheater Wuppertal. Danseur exceptionnel, il a participé à presque toutes les créations. Très vite, la troupe reprend ses valises, honore les contrats qui ont été signés dans le monde entier et se lance dans la reprise de pièces plus anciennes. Et tout cela ne va pas sans mal. Le doute s’installe : que faut-il faire ? Continuer à remettre à l’affiche l’œuvre de Pina Bausch ? C’est le choix qui est fait pour le plus grand bonheur du public. Mais très vite se posent d’autres questions. Comme comment transmettre ces pièces qui ont été créées avec les artistes du Tanztheater, selon la méthode singulière de Pina Bausch, qui posait une longue série de questions à ses danseuses et ses danseurs pour qu’ils cherchent et restituent des mouvements. De la centaine de propositions que chaque membre de la troupe suggérait, Pina Bausch n’en gardait qu’une ou deux, pas forcément les meilleures ou les plus belles, mais celles qu’elle trouvait les plus justes. Impossible de restituer ce processus en l’état et il faut trouver d’autres moyens de faire revivre ses pièces. Les années passant, la compagnie doit aussi se renouveler : aujourd’hui la moitié des 36 artistes de la troupe n’ont pas connu Pina Bausch.
C’est dans ce contexte que surgit la nécessité de relancer un processus créatif avec d’autres chorégraphes, presque dix ans après la mort de Pina. Dimitris Papaioannou et Alan Lucien Øyen sont ainsi les premiers à venir à Wuppertal travailler avec la compagnie. Leurs deux pièces, présentées à Paris, sont créées en mai et juin 2018 à Wuppertal avec un grand succès, preuve que le public attendait cette évolution. Même si, parmi les interprètes » historiques », tout le monde n’est pas convaincu par la démarche, comme le montrent les témoignages recueillis par Anne Linsel dans son film L’Héritage de Pina Bausch. Julie Shanahan, qui danse toujours dans la compagnie et y est répétitrice, s’enthousiasme pour cette démarche qu’elle a vécue comme une délivrance, une porte vers la résilience du deuil. Ruth Amarante est moins enthousiaste et préférerait trouver un ou une successeuse à Pina Bausch. « Vous voyez, on n’a pas la solution« , s’exclame Dominique Mercy dans un grand éclat de rire.
Cristiana Morganti a trouvé sa propre solution et sa propre forme avec Moving with Pina. La danseuses italienne a travaillé vingt ans avec Pina Bausch et participé à une dizaine de créations. Elle a quitté le Tanztheater il y a quatre ans pour mener son propre chemin mais elle reste fidèle à ces années de Wuppertal. Avec une superbe faconde, un accent délicieux, elle nous raconte durant presque une heure et demie sa vie dans la compagnie, ses dialogues – rares ! – avec Pina, évoque ses longues séances de « critiques » qui suivaient chaque représentation. Et nous montre des petits bouts des solos qu’elle a créés. Cristiana Morganti s’arrête longuement sur Le Sacre du Printemps et nous confie l’angoisse qui l’étreignait à chaque fois qu’elle interprétait ce chef-d’œuvre de Pina Bausch, une angoisse nécessaire pour pouvoir aller sur scène danser ce ballet puissant.
Alan Lucien Øyen est trop jeune pour avoir connu Pina Bausch. Le chorégraphe norvégien a pourtant été choisi pour créer l’une des premières œuvres à Wuppertal depuis sa mort. Et ce n’est pas un hasard. Comme la chorégraphe allemande, Lucien Alan Øyen s’immerge avec les danseuses et les danseurs dans son processus de travail. Il a cheminé avec 16 d’entre eux, certains présents dans la compagnie depuis très longtemps, d’autres plus jeunes.
Le résultat s’appelle Bon Voyage, Bob, un titre très « bauschien ». Le spectacle dure 3 heures 30 avec entracte ce qui rappelle aussi les durées des œuvres de Pina Bausch. Et très vite, on constate que tous les marqueurs sont là. Un décor qui interroge parce qu’avec ses portes, son papier peint, ses meubles, il rappelle le quotidien tout en s’en décalant, car rien n’y est vraiment bien organisé. Les gestes qui intègrent et détournent ce quotidien pour en faire un mouvement de danse. Le théâtre bien sûr avec une thématique qui s’imposait : la mort et la disparition d’un être cher. Sous toutes ses formes, la maladie, l’accident, le suicide, le meurtre. Alan Lucien Øyen découpe le spectacle en saynètes entrecoupées de solos, la forme que privilégiait Pina Bausch dans ses derniers spectacles. Le décor tourne, se récrée, donnant naissance à de nouveaux univers. Le chorégraphe norvégien en est l’homme orchestre : il a écrit, mis en scène et chorégraphié tout le spectacle. On reconnaît avec bonheur Nazareth Panadero, Helena Pikon, ou Julie Shanahan qui nous ont accompagnés durant de longues années. D’autres têtes aussi auxquelles nous nous habituerons.
Alan Lucien Øyen a su imposer son univers propre en le glissant dans celui de Pina Bausch avec une grande délicatesse et une infinie poésie. Il fait souvent pencher la balance du côté du théâtre et n’oublie jamais la loufoquerie inhérente à l’univers de la chorégraphe allemande. À la fin de la première partie, quelques personnes du public ont hué bruyamment. On se souvient alors qu’avant d’être une icône absolue, Pina Bausch dérangeait le public qui quittait la salle et n’épargnait pas ses quolibets. Celles et ceux qui étaient au Théâtre de la Ville en 1979 pour Barbe-Bleue s’en souviennent. On se dit alors que tout est synchrone et que l’esprit de Pina est bien là !
À venir : Since She de Dimitris Papaioannou à la Grande Halle de La Villette du 8 au 11 juillet.
Moving with Pina de et avec Cristiana Morganti au Théâtre des Abbesses. Samedi 28 juin 2019.
Bon voyage, Bob de Alan Lucien Øyen par le Tanztheater Wuppertal au Théâtre de Chaillot. Avec Regina Advento, Pau Ran Gimeno, Emma Barrowman, Rainer Behr, Andrey Berezin, Cagdas Ermis, Jonathan Fredrickson, Nayoung Kim, Douglas Letheren, Nazareth Panadero, Helena Pikon, Julie Shanahan, Christopher Tandy, Stephanie Troyak, Aida Vainieriet Tsai-Chin YU. Samedi 29 juin 2019. À voir jusqu’au 3 juillet.