[Montpellier Danse] Winterreise, le voyage crépusculaire d’Angelin Preljocaj
La seconde semaine de Montpellier Danse 2019 est entrée dans le dur ! William Forsythe, Anne Teresa de Keersmaeker ou Angelin Preljocaj se partagent en effet l’affiche. Ce dernier a présenté en première française sa dernière création, Winterreise, sur le célèbre cycle de lieder de Schubert. La pièce était une commande pour le Ballet du Théâtre de la Scala qui en donna la primeur le 14 janvier dernier. Angelin Preljocaj voulait simultanément la faire danser par sa compagnie. La pièce est conçue pour six danseuses et six danseurs et les lieder sont chantés par le jeune baryton Thomas Tazl accompagné au piano par James Vaughan. Spectacle total qui nous immerge durant 75 minutes dans un univers spectral flirtant avec la mort sans être mortifère sur une chorégraphie brillante et taillée au cordeau.
Ce sont peut-être les lieder les plus connus, en tout cas ceux qui ont été le plus interprétés et enregistrés. Schubert a 30 ans quand il publie cette musique. Il est déjà malade et il mourra l’année suivante. Ces chants, composés sur les poèmes de Wilhelm Müller, sont empreints de cette vision de la mort inévitable et l’hiver en est une métaphore. Winterreise amorce également une nouveauté stylistique car il est bâti sur un dialogue entre le chant et le piano. Angelin Preljocaj est familier de cette musique depuis longtemps, elle fait partie de sa playlist et c’est tout naturellement qu’il a proposé de construire une pièce sur Le Voyage d’Hiver.
Que ce soit une commande de la Scala laisse deviner qu’Angelin Preljocaj a largement trempé sa chorégraphie dans le vocabulaire académique. Winterreise est ainsi profondément classique dans son écriture et terriblement moderne dans sa conception. Le chorégraphe a évité l’écueil de raconter ou d’illustrer ce que dit chacun des lieder. Il n’y a pas de traduction proposée et le public est invité davantage à se laisser emporter par cette triade miraculeuse qui s’articule entre les danseurs et danseuses, le pianiste et le chanteur. Ce dernier est sur scène, faisant corps avec les interprètes lorsque le rideau s’ouvre, entamant son chant en descendant vers la fosse. La scénographe, signée Constance Guisset, dessine un plateau recouvert de copeaux noirs ajoutant à l’atmosphère sombre de la pièce. Et les costumes imaginés par Angelin Preljocaj sont à l’unisson.
Ce climat de ténèbres, le chorégraphe l’entretient durant toute la première partie du spectacle, non pas de manière arbitraire, mais parce qu’elle correspond à la construction des lieder. Alternent sur scène duos, trios, quatuor ou ensembles dans une débauche haletante de courses, de sauts et de pirouettes, avec des pas de deux harmonisés ou trois quatuors synchrones. La danse est constamment harmonieuse et symétrique, souvent acrobatique dans les portés. Mais si elle a été conçue pour le Ballet de la Scala, la compagnie d’Angelin Preljocaj se glisse sans encombres dans ce matériau stylistique. Le chorégraphe y ajoute parfois d’autres tonalités folkloriques avant que ne survienne dans la dernière partie un geste plus contemporain.
S’il n’y a pas de césure entre les deux cahiers des lieder, la thématique s’y modifie subrepticement. La nature, et même l’espoir du printemps et d’une possible rédemption, y paraissent possibles. La couleur fait alors son entrée par petites touches, tout d’abord dans les costumes, puis dans le décor. On repère ici ou là quelques jolies références au texte avec l’apparition de trois cercles lumineux en écho aux trois soleils du 23e lied, qui laissent passer une lueur de bonheur dans ce climat crépusculaire de la mélancolie. Avant qu’inévitablement, les ténèbres et la solitude l’emportent. Schubert a composé Le Voyage d’hiver pour une voix de ténor mais les autres tessitures ont été tentées de la chanter. Et c’est pour la version pour baryton qu’Angelin Preljocaj a opté. Elle confère au spectacle un surcroit de profondeur et elle est magnifiquement servie par l’autrichien Thomas Tazl.
Ce Voyage d’Hiver va maintenant voir du pays et semble assuré d’un vaste succès public. Le Corum de Montpellier a en tout cas réservé une ovation géante et méritée à la troupe et à Angelin Preljocaj, au sommet de son savoir-faire et qui livre avec Winterreise une pièce majeure de son répertoire.
Winterreise d’Angelin Preljcaj par le Ballet Preljocaj au Corum de Montpellier, dans le cadre de Montpellier Danse. Avec Baptiste Coissieu, Leonardo Cremashi, Isabel Garcia Lopez, Verity Jacobsen, Jordan Kindell, Théa Martin, Emma Perez Sequeda, Simon Ripert, Kevin Seiti, Redi Shtylla, Anna Tatarova et Cecilia Torres Morillo. Lundi 1er juillet 2019. À voir en tournée en France et en Europe durant toute la saison 2019-2020, du 3 au 5 octobre au Théâtre des Champs-Élysées dans le cadre de la saison TranscenDanses.