Soirée Mats Ek – Ballet de l’Opéra de Paris
Après une année bien morne – comme l’impression qu’il n’y a pas eu de spectacle depuis Le Lac des cygnes en février dernier – le Ballet de l’Opéra de Paris a terminé sa saison avec un très attendu programme dédié à Mats Ek. Le chorégraphe suédois est finalement sorti de sa retraite pour entre autres collaborer avec la troupe parisienne, avec qui il a une longue histoire : sa Giselle y est entrée en 1993. Si au final la soirée ne propose pas de choc esthétique – on n’y découvre pas un autre visage du chorégraphe – quel plaisir de retrouver trois oeuvres ! Trois pièces au style affirmé, à la partition chorégraphique cohérente, à la proposition forte. Oui, c’est le moins que l’on puisse demander au Palais Garnier, mais après tant de créations branchouilles vite-vues-vite-oubliées qui ont émaillé ces derniers mois, voir un chorégraphe – un vrai – cela fait du bien. Le duo Another Place montre le métier de Mats Ek, à défaut d’originalité. Son Boléro joue sur l’absurde et la légèreté, se savoure comme tel, mené par un groupe de jeunes artistes épanouis – ça aussi, cela avait manqué cette saison. Mais c’est surtout l’entrée au répertoire de Carmen que l’on retient. Créé en 1992, ce ballet n’a en rien perdu de sa force, tout en donnant une leçon de danse mats-ékienne. Et à quelques mois de la retraite, Eléonora Abbagnato s’est emparée du rôle principal avec fougue, sensualité et justesse.
Créée en 1992 par le Ballet Cullberg, la Carmen de Mats Ek a, à plusieurs égards, vieilli sur la forme. Les robes fluos en mauvais lamé, le jargon espagnol ou les éventails géants servant de décor portent en eux les couleurs des 90’s. Mais n’est-ce pas, déjà, un choix du chorégraphe ? Mats Ek s’amuse avec les clichés andalous, en garde les plus visibles pour mieux mettre en exergue la formidable modernité de l’histoire de Carmen. Car ne nous y trompons pas. Carmen n’est pas un drame d’amour tragique mais une histoire d’une terrifiante banalité depuis des siècles : celle d’une femme libre, qui se fait tuer par son ex-conjoint qui n’accepte pas cette liberté et qu’elle puisse le quitter.
En prenant le principe de l’ellipse – tout commence et tout se termine par l’exécution de Don José – Mats Ek tisse la galerie des personnages et les grands temps de l’histoire, en se basant sur la partition de Bizet revu par Chtchedrine (créé pour le ballet Carmen Suite en 1967, pour la grande Maïa Plissetskaïa). Une partition qui fait souvent pousser des cris horrifiés aux lyricomanes, mais qui s’adapte bien au ballet et à l’histoire, lui donnant une noirceur et un chemin narratif efficace pour une relecture de l’Opéra en 50 minutes. Pour la danse, Mats Ek y déploie son vocabulaire : grands pliés seconde, jambes en extensions et pieds flex, mouvements bruts et virtuoses. Sa gestuelle est une merveille pour une compagnie classique : elle se base sur le langage académique, ne renie pas cette grande technique (ce que font un peu trop souvent les chorégraphes invités récemment à l’Opéra de Paris) mais l’emmène dans quelque chose de triviale, de puissant, de différent. Et avec de beaux personnages à défendre.
À quelques mois de sa retraite (le 23 décembre dans Le Parc), Eleonora Abbagnato fait sa prise de rôle dans Carmen. C’est sur celle de Roland Petit qu’elle avait été nommée Étoile. Et la danseuse se fond tout aussi bien dans celle de Mats Ek. Une Carmen furibonde, des bas-fonds, jamais glamour mais souvent vulgaire : elle donne une vérité au personnage loin des Carmen de pacotille aseptisées que l’on peut voir trop souvent. Mais sa Carmen se fait aussi charmeuse, brûlante ; ses cambrés face à Don José sont des leçons de sensualité. Eleonora Abbagnato n’incarne pas cependant un fantasme. Elle n’est pas séductrice pour le plaisir des hommes, mais pour le sien, quand ça lui chante, quand ça l’arrange. Fondamentalement, c’est elle qui décide, et qui mène la barque dans ce ballet. Face à elle, Simon Le Borgne existe néanmoins, montrant ses grandes qualités théâtrales au service d’un Don José perdus, rendu fou par Carmen, voulant sans cesse l’attraper alors qu’elle se dérobe sous ses doigts.
À l’inverse, la première distribution tournait plutôt autour de Muriel Zusperreguy, qui y dansait M. Double personnage pour Micaëla et la Mort. Rôdant autour de Don José, elle sonne comme le destin, présente dès le début, montrant déjà que tout va mal finir. En Carmen, Amandine Albisson possède d’une merveilleuse façon la gestuelle de Mats Ek, techniquement parlant. Mais son personnage reste encore trop lisse, trop petite fille. L’habanera apparaît peu lisible, quand il sonnait comme un grand solo avec Eleonora Abbagnato. Florian Magnenet a choisi une autre ligne que Simon Le Borgne, et cela marche aussi. Il est plus le fils de bonne famille, un peu coincé, un peu benêt. Il lui a manqué le coup de folie qui explique son geste. En Escamillo, Hugo Marchand montre encore une fois son formidable talent, sa formidable virtuosité (le rôle est volontairement très classique) et son formidable charisme. Mais dommage, il a cru qu’il dansait la version de Roland Petit et paraît dans la gestuelle complètement à côté. Une rencontre ratée et un peu frustrante. À l’inverse, Florent Melac, lors de la deuxième distribution, ne peut rivaliser techniquement avec l’Étoile, mais sa façon d’être plus brute, plus terrienne, fonctionne mieux dans ce ballet. Dans les deux distributions, le corps de ballet apparaît comme un personnage à lui seul, structurant la scène. Les fortes personnalités qui le composent sont toutes très impliquées et formidables. Hannah O’Neill et Eve Grinsztajn n’y ont par contre rien à y faire, mais voilà le jeu des distributions.
Carmen de Mats Ek n’était pas prévue au programme de prime abord. Il a été rajouté car la soirée était trop courte. Un choix judicieux, tant, déjà, il semble bien aller à la compagnie parisienne. Espérons que sa reprise ne se fasse pas trop attendre, et même qu’il puisse avoir une vraie place dans le répertoire : d’autres artistes auraient à coeur de s’emparer de ces personnages mythiques.
Attendu comme un grand événement, le duo Another Place apparaît finalement comme la pièce la plus faible du programme (même si « faible » n’a que peu de places quand on parle de Mats Ek). Comme il sait le faire, le chorégraphe devise pendant 30 minutes sur le couple, ses grincements de dents, ses moments de complicité, ses fâcheries ou ses rabibochages. C’est admirablement bien fait, mais sans véritable surprise. Ludmila Pagliero, avec Stéphane Bullion ou Alessio Carbonne, jouent tout aussi bien leur partition, mais l’on cherche le twist, le véritable étonnement. La partition choisie – la Sonate en si mineur de Liszt – est celle qu’avait prise Frederick Ashton pour son Marguerite et Armand en 1963, pour Rudolf Noureev et Margot Fonteyn. Ballet repris en 2000 par Sylvie Guillem et Nicolas Le Riche, deux grands interprètes de Mats Ek. Pas de hasard, mais l’on n’est pas dans la même dimension.
Mais Mats Ek reste Mats Ek. La surprise recherchée vient à la fin du duo, quand le chorégraphe décide de s’amuser avec le Palais Garnier. Le danseur tombe dans la fosse, le rideau s’ouvre sur le Foyer de la Danse, les coulisses s’envolent. Le duo aussi, pour laisser place à Niklas Ek (frère de), vieux monsieur qui multiplie les allers-retours en scène pour remplir une baignoire à l’aide d’un sceau. Démarche imperturbable, même quand la vingtaine de danseurs et danseuses se mettent à occuper la scène autour de lui. Symbole de la rythmique lancinante du Boléro quand les jeunes artistes font la mélodie ? Le burlesque de la situation amuse en tout cas. Cela est dit : Mats Ek ne cherche pas forcément ici le chef-d’oeuvre, mais à s’amuser. Il donne aux danseurs et danseuses un beau matériel de danse et une liberté, qu’ils ne se sont pas fait prier pour la saisir. Ils dansent, tournent autour du vieil homme, avancent en groupe, en duo, en solo, défiant le public ou eux-mêmes. Et alors que la musique s’envole, la mécanique se casse : ras-le-bol du vieil homme, dehors ! Mais pas question pour lui : il remplit sa baignoire depuis sûrement des années, il ne va pas s’arrêter pour quelques jeunes trublions. Cela n’est dû qu’au hasard, mais à l’heure où Stéphane Lissner s’accroche désespérément au pouvoir face à une jeune génération, cette dernière scène du Boléro est savoureuse.
Avouons-le cependant : une fois l’effet de surprise passée, cette relecture du Boléro fonctionne un tout petit peu moins bien. Reste une oeuvre joyeuse, avec sur scène des danseurs et danseuses heureuses et épanouies d’une belle rencontre avec un grand chorégraphe. L’on peut difficilement faire mieux pour terminer une saison.
Soirée Mats Ek par le Ballet de l’Opéra de Paris au Palais Garnier.
Carmen de Mats Ek avec Amandine Albisson (Carmen), Muriel Zusperreguy (M), Florian Magnenet (Don José), Hugo Marchand (Escamillo), Adrien Couvez (Gipsy) et Aurélien Houette (Capitaine) ; Another Place de Mats Ek avec Ludmila Pagliero et Stéphane Bullion ; Le Boléro de Mats Ek avecAlice Catonnet, Charline Giezendanner, Roxane Stojanov, Lydie Vareilhes, Letizia Galloni, Caroline Osmont, Marion Gautier de Charnacé, Sofia Rosolini, Seo-Hoo Yun, Fabien Revillion, Marc Moreau, Yann Chailloux, Matthieu Botto, Antoine Kirscher, Axel Magliano, Florent Melac, Hugo Vigliotti, Alexandre Boccara, Giorgio Fourès, Isaac Lopes Gomes, Nikolaus Tudorin, Antonin Monié et Niklas Ek. Dimanche 30 juin 2019 (matinée).
Carmen de Mats Ek Eleonora Abbagnato (Carmen), Muriel Zusperreguy (M), Simon Le Borgne (Don José), Florent Melac (Escamillo), Takeru Coste (Gipsy) et Alexandre Carniato (Capitaine) ; Another Place de Mats Ek avec Ludmila Pagliero et Alessio Carbone ; Le Boléro de Mats Ek avecAlice Catonnet, Charline Giezendanner, Roxane Stojanov, Lydie Vareilhes, Letizia Galloni, Caroline Osmont, Marion Gautier de Charnacé, Sofia Rosolini, Seo-Hoo Yun, Fabien Revillion, Marc Moreau, Yann Chailloux, Matthieu Botto, Antoine Kirscher, Axel Magliano, Florent Melac, Hugo Vigliotti, Alexandre Boccara, Giorgio Fourès, Isaac Lopes Gomes, Nikolaus Tudorin, Antonin Monié et Niklas Ek. Dimanche 30 juin 2019 (matinée). Jeudi 11 juillet 2019.
Lionel
Carmen d’abord, vu il y a longtemps avec Sylvie Guillem et qui m’avaient déçus. Je viens de revoir le Giselle de Mats Ek et ce ballet est d’un tout autre niveau. Donc, Amandine a fait « ce qu’elle pouvait ». Mention spéciale à la danse et … aux fesses d’Hugo 🙂
Another place : attendrissant, intimiste parfois très drôle (mais on ne peut toujours pas rire à Garnier !) et…trop long !!! (et la tenue d’Aurélie … façon « appartement » n’est pas flatteuse !)
Enfin un Boléro … en rodage. Les danseurs se sont investis mais étaient parfois « perdus » sur le plateau (trop grand). Mats Ek aurait pu « densifier » son ballet qui perd en puissance même si l’énergie était bien là grâce au corps de ballet. A peaufiner pour arriver au top !
A leur décharge, voir ce spectacle après « tree of codes » n’était pas évident
(shame on me : je suis presque gêné de critiquer Mats Ek mais … voilà)