Ballet du Capitole – Les Joyaux intemporels de Serge Lifar
Kader Belarbi a ouvert la saison du Ballet du Capitole par une soirée consacrée exclusivement à Serge Lifar, avec la reprise de son ballet Les Mirages et l’entrée au répertoire de Suite en Blanc. Deux pièces majeures du chorégraphe français montrant deux facettes très différentes, avec d’un côté un ballet narratif jouant avec les symboles de l’art grec, de l’autre une pièce abstraite ode à la danse académique et au style français. Deux pièces d’une grande difficulté technique et stylistique que le Ballet du Capitole a surmonté avec cran, avec l’aide de Charles Jude et Monique Loudières en coulisse. Et un parcours initiatique dans l’oeuvre de Serge Lifar d’une infinie poésie.
Le titre de cette soirée – Joyaux français – n’est pas anodin et il convient de s’y arrêter. « Joyaux » se réfère au ballet de George Balanchine créé en 1967, divisé en trois parties et illustrant la danse française, américaine et russe telles que les percevait le directeur du New York City Ballet. Cette pièce est aujourd’hui au répertoire de toutes les compagnies et George Balanchine est considéré comme l’un des plus grands chorégraphes du XXe siècle. À l’inverse, Serge Lifar est constamment menacé de sombrer dans l’oubli. Des 80 ballets qu’il a créés, n’en restent qu’une poignée très rarement représentés, et aucun chorégraphe n’a voulu encore s’attaquer à une reconstruction de ses oeuvres. Certaines ne sont pas destinées à la postérité mais il y a dans le répertoire de Serge Lifar des petits bijoux qui mériteraient d’être dansés. Le Ballet de l’Opéra de Paris, oublieux de son héritage, ne sait plus ce qu’il doit à Serge Lifar, qui a pourtant construit l’identité de cette compagnie moribonde en 1930 lorsqu’il en prit la direction. Il bâtit un répertoire, fit appel à des compositeurs et des peintres prestigieux, perpétuant la tradition des Ballets Russes de Serge Diaghilev. Il fut aussi un précurseur, inventant un style néo-classique français. La tornade politique de la Seconde Guerre mondiale et les accusations de collaboration ont jeté un anathème préjudiciable sur son oeuvre. Serge Lifar vaut bien mieux que cela. Ce programme du Ballet du Capitole est là pour nous le rappeler.
Suite en Blanc voit le jour à l’Opéra de Paris durant les années d’Occupation. C’est un authentique chef-d’oeuvre qui, plus de 75 ans après sa création, n’a rien perdu de sa force. Serge Lifar conçoit sur la musique d’Édouard Lalo une succession d’ensembles, de pas de deux ou de pas de trois, dans lesquels il instille tout ce qu’il sait de la technique académique, dont il a hérité mais aussi celle qu’il inventât, modifiant les appuis classiques et les lignes traditionnelles. Serge Lifar allonge en effet le mouvement et use des décalés pour donner de la profondeur au geste. Suite en Blanc est ainsi un ballet qui requiert une virtuosité de tous les instants. Et avec cette programmation, Kader Belarbi semblait lancer une sorte de défi à la compagnie. Elle le relève de belle manière. Tout n’est pas parfait bien sûr, avec quelques réceptions mal assurées, des ensembles moins synchronisés qu’il ne faudrait. Mais l’essentiel est là : le style Lifar, magnifiquement reproduit par le Ballet du Capitole.
Celles et ceux qui ont vu ce ballet ont forcément en tête l’ouverture du rideau avec toute la troupe, gestes arrêtés sur scène, tableau sublime qui fait écho au Défilé que créât Serge Lifar pour le Ballet de l’Opéra de Paris sur la Marche des Troyens de Berlioz. La scène se vide, puis se succèdent les variations imaginées par Lifar. Les danseuses y ont la part belle : Sofia Caminiti, Solène Monnereau et Juliette Thélin sont impeccables, droites sur leurs pointes dans La Sieste. Alexandra Surodeeva mène la danse magnifiquement dans le Pas de trois. Tiphaine Prévost offre une belle Sérénade. Quant à l’Étoile Natalia de Froberville, elle a fait sien le style Lifar et propose une belle version de La Cigarette avant le Pas de deux aux côtés de Rouslan Savdenov. Ramiro Gómez Samón est moins à l’aise avec cette danse purement française et pétrie d’élégance mais sa Mazurka reste de belle facture. Suite en Blanc est dans l’ensemble un bonheur, une offre généreuse magnifiquement défendue par la compagnie toulousaine.
À ce moment de danse pure succède le ballet Les Mirages, que Serge Lifar appelait une féérie chorégraphique en un acte. Ce sont des retrouvailles pour le Ballet du Capitole, cinq ans après son entrée au répertoire. Davit Galstyan et Julie Charlet y retrouvent leur rôles du Jeune Homme et de l’Ombre. Ils l’ont peaufiné et nous racontent naturellement cette histoire d’initiation vers l’âge adulte. Julie Charlet est impressionnante dans cette figure de l’Ombre, avec une technique impeccable bien sûr, mais aussi un investissement dramatique majuscule. À son image, tous les rôle féminins suscitent l’adhésion : la Femme d’Alexandra Surodeeva, la Chimère de Tiphaine Prévost et la Lune de Juliette Thélin. Ces quatre-là structurent le ballet en portant la narration sans effet mais avec précision et musicalité. La belle partition d’Henri Sauguet est dirigée avec brio par Philppe Béran. L’on pourrait certes arguer que certains costumes ont vieilli et mériteraient d’être revus pour une oeil d’aujourd’hui, mais Les Mirages demeurent un ballet majeur du répertoire français.
Kader Belarbi continue ainsi de porter une certaine idée de la danse française qui est tout sauf une revendication nationaliste. Le style est une chose fragile qui se nourrit constamment des influences extérieures. Mais il mérité d’être défendu. La démonstration du Ballet du Capitole est implacable : voilà une compagnie venue d’horizons variés, d’écoles différentes qui vont de la Russie à l’Amérique du Sud et qui s’emparent avec courage et talent de l’oeuvre de Serge Lifar, chorégraphe majeur du XXe siècle.
Joyaux Français de Serge Lifar par le Ballet du Capitole au Théâtre du Capitole. Suite en Blanc de Serge Lifar avec Sofia Caminiti, Alexandra Surodeeva, Tiphaine Prévost, Kayo Nakazato, Natalia de Froberville, Ramiro Gómez Samón, Florencia Chinellato et Rouslan Savdenov – Les Mirages de Serge Lifar avec Davit Galstyan (le Jeune homme), Julie Charlet (l’Ombre), Alexandra Surodeeva (la Femme), Rouslan Savdenov, Juliette Thélin (la Lune) et Tiphaine Prévost (la Femme). Mercredi 24 octobre 2019.