Coppél-i.A. de Jean-Christophe Maillot – Ballets de Monte-Carlo
Ballet phare de l’école française, Coppélia est aujourd’hui un peu tombé en désuétude, peu donné sur scène (contrairement au Royal Ballet qui vient de le donner pour Noël) et en général réservé aux écoles de danse. Le sujet du robot plus vrai que nature, cette Coppélia qui fascine tellement Frantz qu’il en oublie le réel, est pourtant toujours d’actualité et riche d’interprétation. Jean-Christophe Maillot ne s’en est pas privé pour les Ballets de Monte-Carlo, en proposant pour débuter l’année Coppél-i.A. une relecture du célèbre ballet montée comme un film où rient ne vient perturber la trame narrative et où la poupée finit par prendre âme et indépendance. Avec toujours son talent rare pour raconter une histoire et faire naître des personnages, le chorégraphe fait mouche et propose une relecture de Coppélia bercée par les questionnements de notre siècle et ses intelligences artificielles fascinantes de vérités parfaites.
L’automate Coppélia du ballet original était plus vrai que nature. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle fascinait autant Frantz : elle était une humaine en plus belle et plus parfaite. Mais l’automate d’Arthur Saint-Léon restait automate, une poupée aux yeux vides. L’obsession des robots presque humains du XXIe siècle est un peu différence, avec la vie et l’esprit qui arrive dans ces intelligences artificielles, à force de ressembler à des humains. Real Humans, et plus récemment Westworld qui donnait un inconscient à ses robots, se sont plongés dans cette thématique. Coppél-i.A. de Jean-Christophe Maillot est dans ce même état d’esprit, avec un automate au début maladroit, grinçant à sa création, puis se découvrant une âme, des sentiments, et voulant finalement acquérir ce que l’humain a de plus cher : la liberté.
Cette Coppél-i.A. ne se veut pourtant pas ancrée dans une époque dans ses décors et costumes. L’univers blanc du premier acte, en rondeurs, avec ses costumes graphiques aux quelques souvenirs de tutus, inscrit le ballet dans la logique du conte, qui pourrait se dérouler n’importe où et n’importe quand. La musique est dans ce même état d’esprit, composé à la fois de la musique de Delibes triturée et d’une composition originale de Bertrand Maillot, lorsque l’action est centrée sur le personnage de Coppél-i.A. Pas de quoi faire peur aux balletomanes acharnés cependant. Ce découpage fonctionne à merveille tout en donnant le plaisir d’entendre ces airs si connus, et sert le parti-pris du chorégraphe : l’action, rien que l’action. Il ne fait ainsi danser que ce qui sert la trame narrative. Exit (ou presque) divertissements et pas de deux, seule l’histoire a sa place. Un choix qui, au premier acte, peut décontenancer : Jean-Christophe Maillot sait si bien faire de la « danse pour le plaisir de la danse » et a une troupe si douée qu’il peut s’avérer frustrant de ne pas en voir, et avoir l’impression qu’une petite partie de la compagnie est utilisée. Mais cela permet aussi aux personnages ainsi de se mouvoir, de s’épanouir, de montrer toute l’évolution de leur caractère.
Et le trio Swanilda-Frantz-Coppélia est joué avec justesse. Lumineuse, Anna Blackwell est une Swanilda les pieds sur terre, pleine de vie, qui sait savourer l’instant présent et la réalité. À l’inverse, son fiancé Frantz – joué avec engagement par Simone Tribuna, même s’il manque encore d’un peu d’originalité dans les contours de son personnage – est le jeune homme rêveur, facilement perturbé par cette créature étrange. Au milieu, Mimoza Koike incarne une Mère de Swanilda (rajoutée par Jean-Christophe Maillot) tranchante et prophétique, un peu comme la Mère de Giselle qui met en garde contre les amours illusoires. La joyeuse troupe est confronté au plus sombre Coppélius, véritable personnage de caractère dans la tradition du ballet, joué avec justesse et prestance par Matèj Urban. Inquiet, tourmenté, il regarde sa créature Coppél-i.A. prendre vie avec un mélange d’admiration et d’anxiété, comme déjà redoutant que son intelligence artificielle lui échappe des mains. Cette dernière est incarnée par Lou Beyne qui propose un formidable travail de gestuelle, une danse robotique qui s’anime peu à peu, qui se développe, apprend à marcher et à penser, à découvrir et à s’interroger alors qu’elle n’était pas vraiment prévue pour ça.
Dans l’antre de Coppélius, tout est noir, tranchant avec les costumes blancs des autres personnages. Au fond, la fenêtre donnant sur le monde réel ressemble à un grand oeil noir, l’oeil de Big Brother et le noir de Black Mirror et cette fascination des écrans (dont Coppél-i.A. peut aussi être une belle métaphore). L’ambiance cependant reste joyeuse, entre ces jeunes gens découvrant l’atelier de Coppélius, le fiancé perdu puis retrouvé ou Swanilda s’amusant avec un certain délice à enfiler la tunique lumineuse du robot trop humain. Si la danse reste principalement narrative, le groupe a plus de place. Et le divertissement n’est jamais totalement décorrélé de l’action, y compris lors de la coda bien tournée et truculente, qui compense la certaine frustration du premier acte sur les mouvements d’ensemble.
Cependant la musique, parfois grinçante, subtilement désaccordée, coupante quand on ne s’y attend pas, rappelle que nous ne sommes pas tout à fait dans le monde réel, dans une place sûre, même si Coppélius est joué avec beaucoup d’humanité et paraît plus tourmenté que dangereux. Il ne voit pas en tout cas que sa poupée parfaite prend vie, est attirée par le monde réel, a envie de suivre Frantz qui est revenu sur terre. Mais comment prendre sa liberté ? Tuer son créateur n’est pas chez Coppél-i.A un acte de sadisme ou signe d’un esprit malfaisant (comme dans Westworld pour reprendre la comparaison), mais le seul moyen à sa portée, sa seule possibilité pour partir. Se rend-telle compte d’ailleurs de ce qu’elle a fait. Sa longue silhouette enjambe l’oeil de la porte vers le monde réel quand le rideau tombe… À quand le deuxième épisode ? Tout amène, y compris la verve de Jean-Christophe Maillot décidément intacte.
Coppél-i.A. de Jean-Christophe Maillot par les Ballets de Monte-Carlo au Grimaldi Forum. Avec Lou Beyne (Coppél-i.A), Matèj Urban (Coppélius), Anna Blackwell (Swanilda), Simone Tribuna (Frantz), Mimoza Koike (la Mère de Swanilda) et Lennart Radtke (Lennart, confident de Swanilda). Jeudi 2 janvier 2020.