Le Lac des cygnes – Angelin Preljocaj
Une création mondiale ! La première de cette saison depuis que la pandémie s’est emparée du monde entier, mettant les théâtres de la planète à l’arrêt et les compagnies sur pause. Angelin Preljocaj et ses danseurs et danseuses ont réussi le tour de force de mettre sur scène un ballet de deux heures, et rien moins que l’iconique Lac des cygnes. Rattrapant le retard provoqué par le confinement, le chorégraphe et sa troupe ont redoublé d’efforts pour présenter dans la toute neuve Comédie de Clermont-Ferrand, imaginée par l’architecte Eduardo Souto de Moura, une œuvre qui sollicite 26 danseuses et danseurs, une scénographie complexe fondée sur les vidéos réalisées par Boris Labbé et une multitude de costumes dessinés par Igor Chapurin. Un spectacle total où Angelin Preljocaj renoue avec la fibre narrative et offre une version décalée mais enthousiasmante du ballet le plus représenté du répertoire classique.
« Mon Everest« , expliquait non sans humour Angelin Preljocaj quand on l’interrogeait sur ce désir de Lac des cygnes. Il faut certes une bonne dose de culot et d’inconscience pour se confronter à une œuvre qui vit très bien sa vie depuis sa création par Marius Petipa et Lev Ivanov en 1895 à Saint-Pétersbourg. Est-il nécessaire au fond de revisiter un ballet qui hante avec bonheur toutes les scènes des compagnies académiques ? Sans aucun doute ! Si Le Lac des cygnes s’est imposé avec force comme un tube du répertoire, c’est qu’il recèle des forces universelles. La partition géniale de Tchaïkovski et le livret de Vladimir Begichev en font une œuvre unique et pour ainsi dire indépassable. Angelin Preljocaj l’a parfaitement compris et jamais il ne lutte contre la perfection intrinsèque du ballet. Mais il y ajoute une vision plus contemporaine. Siegfried n’est ainsi plus ce jeune prince que l’on veut marier de force mais un homme en rupture de ban qui s’oppose à son père, magnat de la finance, qui avec la complicité de Rothbart veut l’enfermer dans cet univers matérialiste quand il ne rêve que de nature et paix.
Mais à l’exception de cette réécriture partielle du livret, Angelin Preljocaj conserve la structure du ballet, en particulier l’alternance entre le monde réel et l’univers fantastique. Il ne renonce ni aux actes blancs, ni aux tutus, ni aux danses de caractère. Tout y est, presque dans l’ordre. Le chorégraphe est aussi allé puiser dans les œuvres symphoniques de Tchaïkovski là où elles lui paraissaient plus conformes au propos qu’il développe, et instille les créations sonores de 79D pour rappeler que ce Lac des cygnes parle aussi d’aujourd’hui. Cela transparait d’emblée dans les costumes imaginés par Igor Chapurin : peu de couleurs à l’exception du premier acte dans ce Lac des cygnes, résolument en noir et blanc, dessinant un univers manichéen entre le mal incarné par le Père en complet noir, Rothbart et ses sbires de cuir vêtu, auxquels s’oppose le costume immaculé de Siegfried. Dans Le Lac des cygnes selon Angelin Preljocaj, ce prince déchu des temps modernes cherche l’amour vrai et se jette donc innocemment dans le piège tendu par Rothbart.
On est donc en terrain connu et c’est tout le plaisir de cette version d’Angelin Preljocaj qui ne renonce à rien. La danse puise dans son vocabulaire qui mélange à plaisir les différents styles. Dans la droite ligne de ses dernières pièces – Gravité et Winterreise – ce Lac des cygnes est aussi un heureux mélange des genres. Résolument contemporain dans les ensembles du premier acte avec de perpétuels changements de direction et une danse très terrienne, éthérée dans le deuxième acte où la syntaxe se fait classique, la danse aérienne et le travail des bras exécuté avec la délicatesse qui sied à l’acte blanc par excellence. Cygnes et tutus, tout y est jusqu’à ce clin d’œil à la danse des quatre Petits cygnes dont Angelin Preljocal offre une version drôlissime. La chorégraphie est d’une implacable précision, sans aucun temps mort durant les deux heures du ballet. pleine, déliée dans les actes blancs, compacte dans les ensembles chorals. Elle est superbement servie par les vidéos de Boris Labbé, qui tout à tour montrent la skyline d’une grande ville américaine, symbole du monde de la finance, ou l’environnement du lac entouré de forêts qui finiront englouties par d’envahissantes constructions géantes.
La réussite de ce Lac des cygnes doit beaucoup aux 16 danseuses et 10 danseurs qui l’interprètent, sollicités du début à la fin des deux heures de spectacle. Technique irréprochable et présence scénique majuscule du groupe. Certes, il y a encore quelques scories qu’il faudra corriger au fil des représentations mais l’essentiel est là. Les solistes de la première n’ont pas semblé effrayés par l’enjeu. Théa Martin endosse sans trembler le double rôle d’Odette/Odile même s’il faudra encore creuser dans la psychologie des personnages pour mieux les cerner. On pourrait faire la même remarque pour tous les rôles principaux : Laurent le Gall (Siegfried), Clara Freschel (La Mère), Baptiste Coissieu (Le Père) et Antoine Dubois (Rothbart). Ce quintette occupe la scène avec autorité mais on souhaiterait que les personnages soient davantage caractérisés par le chorégraphe pour faciliter la compréhension du récit qui ici ou là semble nous échapper.
Ce Lac des cygnes est parti pour un long voyage en France, en Europe et peut-être au delà si les cieux sont moins contraires. Angelin Preljocal réussit le pari d’offrir un spectacle populaire, accessible à tous sans jamais renier ses exigences artistiques. Entouré d’une troupe affutée, engagée physiquement, dévorant littéralement la scène, il réussit à gravir cette montagne magique que représente Le Lac des cygnes.
Le Lac des cygnes d’Angelin Preljocaj par le Ballet Preljocaj à la Comédie de Clermont. Avec Théa Martin (Odette/Odile), Laurent Le Gall (Siegfried), Clara Freschel (La Mère), Baptiste Coissieu (Le Père), Antoine Dubois (Rothbart) et Lucile Boulay, Celian Bruni, Elliot Bussinet, Zoé Charpentier, Leonardo Cremaschi, Mirea Delogu, Lucia Deville, Isabel Garcia López, Jack Gibbs, Mar Gómez Ballester, Naïse Hagneré, Verity Jacobsen, Jordan Kindell, Beatrice La Fata, Florine Pegat-Toquet, Agathe Peluso, Mireia Reyes Valenciano, Simon Ripert, Khevyn Sigismondi, Manuela Spera et Micol Taiana. Mercredi 7 Octobre 2020. À voir jusqu’au 14 octobre, puis en tournée : au Grand Théâtre de Provence du 27 au 31 octobre 2020, au Festival Diaghilev de Saint-Pétersbourg (Russie) les 12 et 13 novembre 2020, au Théâtre de Chaillot du 12 décembre au 21 janvier, à la Biennale de la danse de Lyon, Maison de la danse, Lyon du 27 mai au 03 juin 2021…