Jérôme Bel – Danses pour une actrice (Valérie Dréville)
Comment une actrice peut-elle s’emparer de la danse et l’interpréter en utilisant son langage propre ? Jérôme Bel s’est lancé dans cette nouvelle aventure en sollicitant Valérie Dréville, qui seule en scène, plonge dans quelques pièces majeures du répertoire contemporain pour en livrer une projection dramatique haletante. Dans ce voyage intérieur, on croise ainsi Isadora Duncan, Simone Forti, Gene Kelly ou Pina Bausch. Comme un florilège que proposerait le chorégraphe, un matériau que Valérie Dréville fait vibrer avec une intensité qui ne la quitte jamais, et avec pour seul accessoire un Smartphone qui fait surgir tour à tour la musique ou les images. Avec ce presque rien, elle mène durant 90 minutes une sublime conversation avec le public.
Jérôme Bel est sans nul doute l’un des chorégraphes les plus clivants dans le monde de la danse contemporaine. Adulé par certains, détesté par d’autres, il a connu dans sa carrière quelques broncas mémorables ! Rien pourtant ne le détourne jamais de son parcours artistique nourri par une rare radicalité. Jérôme Bel est constamment en recherche. Il n’y a pas d’acquis dans l’univers du chorégraphe qui n’a que peu d’intérêt pour ce qui serait de l’ordre de la répétition. C’est d’ailleurs ce que nous dit d’emblée Valérie Dréville dans un prologue qui s’ouvre sur une démonstration de danse classique (pas si mal exécutée d’ailleurs…), univers par excellence de la reproduction d’un corpus de gestes codifiés. À tout prendre, Jérôme Bel serait plus en phase avec l’improvisation de danse moderne faite précisément sur l’absence de répétition et sur l’instantanéité. C’est la deuxième proposition de ce prologue avant que Valérie Dréville présente le spectacle : pas de feuille de salle en effet ! Le chorégraphe, prenant conscience de l’urgence climatique, refuse désormais tout ce qui pourrait alourdir son bilan carbone. Jérôme Bel ne prend plus l’avion, répète à distance par visioconférence quand c’est nécessaire et refuse donc que soient imprimés des programmes. Valérie Dréville, sourire mutin, énumère ainsi le générique du spectacle jusqu’au nom de ses coproducteurs. C’est drôle et cela écarte définitivement tout esprit de sérieux.
Ce n’est pas la première fois qu’un chorégraphe demande à une actrice de se risquer sur le plateau. Akram Khan avait en son temps composé un duo avec Juliette Binoche, faisant sortir la chorégraphie de ses pures limites techniques. Mais le propos de Jérôme Bel est d’un autre ordre. Il cherche dans cette expérience à confronter quelques moments-clés de l’histoire de la danse contemporaine à l’imaginaire d’une actrice. Et pas n’importe laquelle ! Valérie Dréville est l’une des plus grandes actrices françaises de théâtre. Sa route a croisé celle d’Antoine Vitez, Claude Régy auquel elle rend hommage dans le spectacle ou encore du russe Anatoli Vassiliev. Ces metteurs en scène, si différents dans leur expression, ont en commun un souci de recherche permanente. Jérôme Bel et Valérie Dréville vivent sur cette même planète et leur compagnonnage semble aller de soi.
Mais pour quoi faire et pour quoi dire ? Que peut donc apporter une actrice au monde de la danse contemporaine ? La réponse vient très vite. Valérie Dréville n’est pas danseuse mais elle connaît et utilise son corps avec une autre forme de virtuosité à laquelle s’ajoute la parole. Se contenter de mimer des gestes n’aurait aucun sens. Se demander comment ils peuvent résonner dans le corps et le visage d’une actrice se transforme en une aventure exaltante. Elle démarre sur Isadora Duncan, l’une des chorégraphes fondatrices de la danse moderne. Et poursuit avec Pina Bausch et un extrait du solo de Café Müller, œuvre phare du répertoire de la chorégraphe allemande qu’elle interpréta elle-même sur la musique d’Henry Purcell. Dans le court extrait choisi, Valérie Dréville nous offre une version bouleversante, dont l’épicentre est son visage dont elle maîtrise chaque millimètre. Pina Bausch est de retour avant la fin du spectacle avec son autre chef-d’œuvre Le Sacre du Printemps, pour une expérience singulière : regardant la vidéo sur You Tube, Valérie Dréville assise sur une chaise, raconte ce qu’elle voit, le crie, le pleure. Sa description de la mort de l’Élue est déchirante. Davantage sans doute pour celles et ceux qui ont vu le ballet. Mais les autres, gageons-le, se précipiteront sur les images pour prolonger l’expérience. Ce voyage s’achèvera sur une note plus légère et le récit de la scène la plus connue de Singin’ in the Rain avec Gene Kelly. Tout en regardant les images du film, Valérie Dréville mime et rejoue ce standard de la comédie musicale. Et c’est désopilant !
Voilà comment deux artistes conjuguant leurs talents, sans presque aucun accessoire, sans décor ou costume, avec la seule force de l’idée d’un chorégraphe et l’incommensurable talent d’une comédienne, mettent en scène le spectacle le plus enthousiasmant de cette rentrée difficile. Est-ce de la danse ? Est-ce du théâtre ? L’un et l’autre ou ni l’un ni l’autre. Mais qu’importe. Danses pour une actrice est un spectacle essentiel.
Danses pour une Actrice de Jérôme Bel avec Valérie Dréville à la MC93 Bobigny. Jeudi 8 Octobre 2021. À voir jusqu’au 16 octobre, puis en tournée : du 19 au 26 novembre à La Commune d’Aubervilliers, du 2 au 4 décembre au Théâtre de la Ville/Comédie de Valence, du 23 au 25 mars au Théâtre La Vignette, Montpellier, les 14 et 15 avril au Théâtre Sorano/La Place de la Danse de Toulouse.