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Festival d’Automne – Gisèle Vienne et Marlene Monteiro Freitas

Dans une rentrée chorégraphique massivement masculine, le Festival d’Automne met à l’honneur des femmes remarquables. La franco-autrichienne Gisèle Vienne revient ainsi dans cette édition 2021 avec un portrait qui mêle créations, expositions et reprise avec une nouvelle version de Showroomdummies#4. Quant à la chorégraphe cap-verdienne Marlene Monteiro Freitas, elle présente enfin son dernier opus Mal – Embriaguez Divina dont les répétitions avaient été arrêtées net en raison de la pandémie. Le spectacle s’est du coup modifié mais il reprend sa thématique essentielle sur la notion du mal. Gisèle Vienne et Marlene Monteiro Freitas : deux femmes dont le travail et le parcours sont différents mais qui partagent plus d’un point commun. Comme le désir de ne pas se limiter à la chorégraphie mais d’élargir le mouvement vers d’autres supports, théâtraux et plastiques. Elles incarnent également, à l’instar d’autres femmes telles que La Ribot, une forme de radicalité et de recherche esthétique permanente qui rend leur travail passionnant et agit aussi comme du poil à gratter sur le confort du public. 

Mal – Embriaguez Divina de Marlene Monteiro Freitas

Marlene Monteiro Freitas et Gisèle Vienne n’ont pas le même itinéraire. La première a côtoyé une galaxie où l’on retrouve Boris Charmatz, Emmanuelle Huynh, et a forgé son savoir-faire à P.A.R.T.S., l’école d’Anne Teresa de Keersmaeker. Gisèle Vienne s’est formée à la philosophie et à l’art de la marionnette. L’une et l’autre se retrouvent néanmoins dans une manière commune d’interroger le monde d’aujourd’hui, de guetter sa férocité pour en faire oeuvre d’art. Elles choisissent pour le dire des formes éclatées allant puiser dans toutes les esthétiques et n’hésitant jamais à défendre un propos radical faisant fi du beau en soi pour nous interpeller sans jamais nous laisser en paix. Ce n’est jamais facile mais bigrement salutaire.

Pour sa pièce Embriaguez Divina, Marlene Monteiro Freitas a préféré garder le titre portugais qu’elle traduit par « ivresse divine« . C’est une sorte de pirouette puisque l’expression vient du texte du philosophe français Georges Bataille La Littérature et le Mal (1957), qui fut la source première d’inspiration de la chorégraphe. Le projet est de mettre sur scène l’idée du Mal telle qu’elle s’exprime et se déploie dans toutes sortes d’objets culturels. Marlene Monteiro Freitas est allée piocher chez le cinéaste Luis Buñuel, la philosophe Hannah Arendt, des peintres, d’autres encore pour dessiner sa  topographie du mal qui s’incarne dans la violence, le racisme, la guerre, mais aussi la maladie et même la bureaucratie vécue comme une spirale infernale d’enlisement. De tout cela, Marlene Monteiro Freitas fait spectacle et quel spectacle ! Son univers ne ressemble à rien de connu si ce n’est à ses propres références, celles des spectacles passés. Comme dans Canine Jaunâtre 3, qu’elle avait conçue pour la Batsheva – vu à Montpellier Danse en 2018– on retrouve ici les éléments favoris de sa scénographie. En premier lieu, le terrain de sport, déjà présent sur le plateau de Canine Jaunâtre et qui, sans jeu de mots, semble le terrain de jeu familier de la chorégraphe. Non pas comme une activité ludique mais plutôt une métaphore universelle du combat et de la violence.

Mal – Embriaguez Divina de Marlene Monteiro Freitas

Les neuf danseuses et danseurs, qui sont déjà sur scène lorsque le public pénètre dans la salle, jouent à ce qui pourrait être du volley-ball sans que cela soit essentiel. L’important est dans le mouvement que le jeu de balles suscite immanquablement et qui très vite suscite une gêne. Les joueuses et les joueurs vêtus de leurs longues chaussettes blanches et de gants mauves semblent davantage sortis de l’univers d‘Orange Mécanique alors que l’on entend des cris de plus en plus puissants qui laissent peu de doute sur leur sens. C’est de torture qu’il s’agit. Et très vite, ce n’est plus de sport dont il est question mais de parade militaire, alors que subrepticement les interprètes se mettent au pas cadencé.

L’autre élément central est cette tribune en escalier qui évoque d’emblée l’image d’un tribunal et d’un procès où se tient quelqu’un, au sommet, avec une couronne de papier. Ce papier qui émerge de partout, surgit sur le plateau, l’envahit. La danse est toujours un flot collectif, que ce soit dans le défilé militaire ou l’alignement des bustes sur l’estrade. Sans montrer la violence ou tenter de la mimer, Marlene Monteiro Freitas impose un rythme toujours en tension et en recherche permanente d’étrangeté. Elle transforme ces codes observés dans les parades militaires ou les tribunaux en mouvement et chorégraphie de groupe sans jamais laisser le public souffler un seul instant. Le spectacle est en permanence en tension, il nous écrase. Mais il exerce aussi une fascination de tous les instants. C’est d’une force inouïe.

Showroomdummies#4 de Gisèle Vienne

S’il est d’une autre nature esthétique, l’univers scénographique de Gisèle Vienne fonctionne aussi par récurrence, comme un goût pour les marionnettes géantes ou pantins inanimés que l’on retrouve d’un spectacle à l’autre. Comme Marlene Monteiro Freitas, la chorégraphe franco-autrichienne explore dans son travail les rapports de domination.  Showroomdummies#4, co-écrit avec Étienne Bideau-Rey, est né d’une lecture du philosophe Gilles Deleuze et de ses écrits sur Sacher Masoch. S’il porte le hashtag « 4 », c’est qu’il s’agit d’une re-création d’une pièce qui a aujourd’hui 20 ans, mais que sa créatrice et son acolyte ont pris plaisir à réécrire pour la proposer à de nouvelles danseuses. Celles-ci sont japonaises, au nombre de cinq, auxquelles il faut ajouter une actrice qui occupe la scène d’un bout à l’autre. Dans ce décor en noir et blanc, fait de fauteuils et de chaises sur lesquelles sont appuyés inertes ces mannequins, ces interprètes se lèvent, bougent, puis se font manipuler l’une l’autre, chutent. Parfois, elles transforment le décor qui ressemble à une salle d’attente d’aéroport, replacent les fauteuils dans une autre configuration. Elles semblent désincarnées, presque des zombies. À la fois présentes et, comme des fantômes, tel le symbole d’un monde où toute communication serait vaine et vouée à l’échec. Le mouvement est lent, précis et ne renonce pas à l’élégance en dépit du propos.

Vingt ans après sa création, la pièce n’a rien perdu de sa force, ni même livré son mystère. Qui sont ces jeunes femmes qui déambulent en jupe ou pantalon noir et chemisier blanc, presque comme un uniforme ? Pourquoi ce masque que l’une d’elles porte au début et dont une autre se saisira à la fin ? Qui est cette femme qui s’effondre comme morte ? L’univers de Gisèle Vienne se dérobe souvent au rationnel mais la chorégraphe parvient toujours à nous attirer dans ce monde inanimé.

Showroomdummies#4 de Gisèle Vienne

Festival d’Automne 2021.

Mal – Embriaguez Divina de Marlene Monteiro Freitas au Centre Beaubourg, avec Andreas Merk, Betty Tchomanga, Francisco Rolo, Henri « Cookie » Lesguillier, Hsin-Yi Hsiang, Joãozinho da Costa, Mariana Tembe, Majd Feddah et Miguel Filipe. Mercredi 3 novembre 2021,

Showroomdummies#4 de Gisèle Vienne et Étienne Bideau-Rey au Centre Beaubourg, avec Chieko Asakura, Sakiko Oishi, Yoko Takase, Rei Hanashima, Ayaka Fujita et Megumi Horiuch. Vendredi 12 novembre 2021.

Le Portait Gisèle Vienne continue au Festival d’Automne jusqu’au 23 janvier 2022.

 



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