Trisha Brown Dance Company – Watermotor / Glacial Decoy / Astral Converted
Le Théâtre de Nîmes et son directeur François Noël ont une fidélité sans faille à la Trisha Brown Dance Company, régulièrement invitée dans la belle salle Bernadette Lafont. Nîmes fut en mars 2020 la première étape de ce qui devait être une longue tournée mondiale célébrant le 50ème anniversaire de la compagnie. La pandémie et le confinement mirent un arrêt brutal à cette grande fête. Mais la troupe était de retour à Nîmes en 2022 pour un nouveau programme en trois temps, qui débutait avec Watermotor (1978), solo aussi court que fulgurant, Glacial Decoy (1979), petit précis de l’art de Trisha Brown sur les projections photographiques de Robert Rauschenberg et Astral Converted (1991), génial tourbillon chorégraphique sur la musique de John Cage. Une plongée magnifique dans l’histoire de la danse et la redécouverte d’une des plus grandes chorégraphes du XXe siècle.
Parmi les dégâts considérables causés par la pandémie sur le monde du spectacle, comment ne pas regretter l’arrêt en plein vol de la tournée anniversaire de la Trisha Brown Dance Company en 2020 ? La troupe devait parcourir le monde et finir cette longue tournée à New York, son port d’attache. L’étape nîmoise fut hélas la seule et unique de cet hommage conçu par Carolyn Lucas, ancienne danseuse de la compagnie qu’elle avait rejointe en 1984 et désormais directrice artistique, veillant à perpétuer un répertoire fort de près d’une centaine de pièces. Avec la réouverture des frontières et des théâtres, la compagnie a repris la route pour notre plus grand plaisir. Et pour cette nouvelle soirée, François Noël et Carolyn Lucas avaient choisi trois pièces offrant une palette représentative de l’art de Trisha Brown.
En première partie, deux oeuvres de la fin des années 1970, qui ont en commun d’être dansées sans musique. Watermotor est un des rares solos écrits par Trisha Brown, une pièce de trois minutes à peine mais où chaque seconde est intensément remplie. Il fut depuis sa création dansé indifféremment par un homme ou une femme. Et Trisha Brown se laissa filmer par Babette Mangolte, l’interprétant à deux reprises : tout d’abord à la vitesse normale puis en mouvement ralenti. Watermotor est une débauche de gestes, des jambes et des bras sans coordination apparente, multipliant les changements de directions, scandés par des sautillements et des arabesques, une superbe agitation perpétuelle qui ne reprend jamais souffle et semble improvisée tant tout y est imprévisible. L’absence de musique accroît la tension sur scène et l’attention du public si peu habitué au silence. A Nîmes, c’est Marc Crousillat qui se frottait à ce si bref chef-d’oeuvre dans une prestation sans peur et sans reproche.
Conçu à la même époque, Glacal Decoy est la toute première collaboration de Trisha Brown avec son ami peintre et plasticien Robert Rauschenberg, chef de file du pop art. Ce compagnonnage artistique fut l’un des plus fertiles de l’histoire de la danse. Mais cette première, loin d’être un coup d’essai, fut un coup de maître tant chorégraphie et scénographie créent une osmose esthétique inédite. Robert Rauschenberg a imaginé un panneau géant en fond de scène divisé en quatre tableaux, sur lesquels défilent des photos en noir et blanc qui se décalent une à une de gauche à droite, toutes les trois secondes, composant une scénographie sans cesse renouvelée. Se succèdent ainsi une série d’objets, de paysages urbains, industriels ou ruraux, d’animaux, un mélange de tout et de rien du quotidien. Dans ce décor en mouvement s’immiscent cinq danseuses. En solo ou en duo le plus souvent. Glacial Decoy est un petit précis de l’art chorégraphique de Trisha Brown : les entrées de dos depuis la coulisse, l’articulation des bras qui dictent l’équilibre du mouvement, les arabesques penchées main au sol, les demi-pointes sur une seule jambe comme une recherche d’instabilité. Les cinq danseuses se fondent et se confondent à toute allure avec une précision métronomique dans ce décor mobile qui dicte la musicalité de la pièce.
Plus de dix ans séparent ces deux pièces d’Astral Converted, chef-d’oeuvre de Trisha Brown, toujours fidèle aux propositions scénographiques de Robert Rauschenberg mais initiant ici un travail sur le son avec John Cage. Comme une manière de revendiquer une filiation avec Merce Cunningham. C’est la National Gallery de Washington, l’un des plus grands musées américains, qui accueillit la première du spectacle. À l’instar du maître américain de la danse contemporaine et ses « events« , Trisha Brown aimait à déplacer le lieu de la représentation et invita la danse dans les musées bien avant que ce fut la mode.
Dans cette pièce, tout commence au sol, où les neuf danseuses et danseurs sont entourés des structures tubulaires mobiles en aluminium, conçues par Rauschenberg qui dessina aussi les costumes. Et voilà 45 minutes pour explorer une infinité de gestes de combinaisons, déséquilibres, contrepoids, chutes. On repère dans Astral Converted, plus encore que la grammaire stylistique de Trisha Brown, tout l’éventail de la danse contemporaine qui s’amorce dans chaque séquence. Aucun geste, aucune combinaison ne se répète. Chaque phrase est originale, déployant une gamme de mouvements qui semble infinie. C’est ce qui fait de Trisha Brown une chorégraphe indispensable dont il faut préserver le répertoire.
Soirée Trisha Brown Dance Company. Watermotor de Trisha Brown avec par Marc Crousillat ; Glacial Decoy de Trisha Brown avec Cecily Campbell, Kimberly Fulmer, Leah Ives, Amanda Kmett’Pendry et Hsiao-Jou Tang ; Astral Converted de Trisha Brown avec Cecily Campbell, Marc Crousilat, Kimberly Fulmer, Leah Ives, Amanda Kmett’Pendry, Kyle Marshall, Patrick McGrath, Stuart Shugg et Hsiao-Jou Tang. Vendredi 10 juin 2022 au Théâtre de Nîmes. La compagnie est en tournée en Belgique et à Tel Aviv jusqu’au 26 juin.