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Giselle d’Akram Khan – English National Ballet

Enfin ! Après plusieurs reports dus à la pandémie, Giselle d’Akram Khan, qui fait tant parler d’elle depuis sa création en 2016, est arrivée en France. Cette relecture, devenue l’une des pièces phare de l’English National Ballet, devait venir à Paris avec les Étés de la Danse. Mais le festival a fermé ses portes et ce sont finalement les productions Sarfati, avec leur saison TranscenDanses au Théâtre des Champs-Élysées, qui ont amené à Paris cette œuvre majuscule. Démarrant par une danse contemporaine aux accents tribaux qu’il affectionne, continuant avec un étonnant travail de pointe, Akram Khan réussit à proposer une relecture magistrale de Giselle, nouvelle dans le point de vue tout en rendant hommage à la force de l’œuvre originale. Même si le propos n’est parfois pas si lisible, la puissance émotionnelle l’emporte sur le reste. Vibrante et puissante, Tamara Rojo a trouvé dans ce ballet l’œuvre idéale pour faire ses adieux à la scène, à 48 ans. Mais l’ensemble et des solistes et de la compagnie de l’English National Ballet ont été au diapason.

Giselle d’Akram Khan – English National Ballet

À trop attendre une œuvre couverte de critiques dithyrambiques, la déception peut parfois être au rendez-vous. L’on s’attend à un chef-d’œuvre absolu et ce ne fut pas aussi fort qu’espéré. En venant présenter Giselle d’Akram Khan, l’English National Ballet se pliait à ce risque. Créée en 2016 en Angleterre, cette relecture a enthousiasmé public et critiques, faisant par la suite le tour du monde et étant régulièrement reprise, toujours avec le même succès. Après deux reports, enfin cette œuvre s’est posée en France. Et sur le parvis du Théâtre des Champs-Élysées, tout ce que compte Paris de passionné-e-s de danse attendait avec impatience de découvrir cette pièce si attendue. Alors, déçue par l’attente ? Pas de mon côté : je me suis laissée immédiatement emportée par la puissance émotionnelle de cette Giselle, par sa force, par ses évocations passées ou présentes, par sa danse tellurique comme sa violence du deuxième acte sur pointes. Au contraire de la déception, l’on comprend comment cette œuvre fait mouche à chaque fois, et que loin de vieillir – six ans pour une pièce chorégraphique, cela peut déjà sembler vieux – elle semble encore avoir des années devant elle pour se raconter

Sur la danse d’Akram Khan, l’on s’y attendait. L’on connaît le sens inné du chorégraphe pour proposer une danse contemporaine aux accents tribaux, formidablement instinctive et qui sait emporter dans son énergie, tout comme sa facilité à dessiner des personnages et des univers particuliers. La question portait sur la relecture. Giselle peut avoir deux axes forts : celui du féminisme et celui de la lutte des classes. Le chorégraphe a choisi le deuxième – le premier n’en est pas pour autant oublié, mais s’agit-il d’une volonté explicite du chorégraphe ou de la trame qui malgré lui amène à cette question, je ne saurais dire. Sur scène, Giselle – interprété magistralement par Tamara Rojo – fait partie des Bannis. Soit une communauté de travailleuses et travailleurs migrants d’une usine de textile, vivant recluse après sa fermeture. Un immense mur divise la scène, couvert de traces de main essayant de l’enjamber sans succès. L’on découvrira plus tard que l’autre côté du mur possède une échelle, permettant aux Nantis – les riches propriétaires habillés par des tenus fabriqués par les Bannis – de s’y rendre à leur guise. Cette communauté bloquée par le Mur représente des ouvriers, ils peuvent aussi évoquer les camps de migrants, les murs des favelas, les occupés d’un pays en guerre. Si la trame leur donne une fonction précise, l’imaginaire de la mise en scène et l’ambiance sombre et angoissée permet une projection universelle. Ces Bannis sont tous les bannis de la terre.

Giselle d’Akram Khan – English National Ballet

Quant à la suite de l’histoire du premier acte, vous la connaissez. Parmi les bannis, un homme se démarque : c’est le seul avec la chemise bien rentrée dans le pantalon. Albrecht se dessine doucement, incognito mais pas vraiment. Il n’est pas ici un séducteur, Isaac Hernández le montre comme un homme profondément amoureux de Giselle – une Giselle dont il ne reste plus grand-chose d’innocent – se déguisant pour la retrouver, jetant un regard naïf sur les Bannis dont il ignore le dénuement. Pour les Nantis dont il fait partie, aller voir de l’autre côté du mur est presque un voyage exotique, un amusement quand on est un peu désœuvré. Mais il n’y a rien de cela chez cet Albrecht, profondément porté par son sentiment amoureux et un cœur que l’on devine pur. À l’inverse, le Hilarion d’Akram Khan, puissamment dansé par Ken Saruhashi, semble être l’emblème de la noirceur du monde. Mielleux avec les Nantis, possessif avec Giselle, agressif avec ses comparses, c’est lui qui force ces derniers à s’incliner devant leurs Supérieurs. Et quand il empoigne un chapeau pour lancer une vaste danse, l’on ne sait si c’est pour se moquer, par esprit bravache ou par soumission. Soumis au point de tuer ? Quand Giselle devient folle de chagrin devant la défection d’Albrecht – coeur pur certes, mais bien lâche tout de même – le père de Bathilde semble donner un ordre. Et la scène de la folie devient une mise à mort. Les Bannis entourent Giselle dans une ronde folle et éperdue. Quand la foule se disperse, reste son corps sans vie, au milieu de la scène.

Pour ce premier acte, Akram Khan s’est vraiment éloigné de la chorégraphie originale pour y mettre sa danse : une gestuelle terrienne et contemporaine, tribale parfois, puisant sa force dans la puissance du groupe. Il y a l’évocation des danses de village par la grande scène de fête des Bannis – où se mêle la terrible confrontation entre Albrecht et Hilarion. C’est plus par la musique que le chorégraphe fait référence à l’œuvre originale. Pour bande-son, durant tout le ballet, il a choisi de prendre quelques leitmotiv évocateurs de la partition d’Adam pour en faire des boucles musicales lancinantes, prenant de plus en plus de force. C’est ainsi la musique de la célèbre coda d’Albrecht qui porte ce final du premier acte. L’on pourrait trouver le procédé facile et le rendu moins riche musicalement, l’on est parfois plus dans une ambiance de musique de film. C’est vrai. Mais l’ensemble de ce premier acte – cette danse tribale, cette musique lancinante de plus en plus forte, ce talent pour faire monter le drame – porte un climax insoutenable qui percute comme un coup de poing et laisse chancelant. L’on ne comprend pas forcément tout de ce premier acte. Mais qu’importe. Sa puissance dramatique emporte tout comme un ouragan et nous laisse essoufflé. Parenthèse technique, dommage cependant que, la sono mal réglée parfois, ait fait souffrir des spectateurs et spectatrices sur les côtés.

Giselle d’Akram Khan – Tamara Rojo et English National Ballet

Le deuxième acte, s’il reste dans cette même ambiance de fin du monde, est radicalement différent pour la chorégraphie. Le mur, relevé, semble être la frontière entre le monde des morts et celui des vivants. Les Willis sont ses ouvrières, décédées dans l’indifférence. Si le premier acte prend le parti de la lutte des classes, il aurait été logique d’y retrouver des hommes au deuxième. Mais les femmes ne sont-elles pas les premières victimes de toute injustice ? Je ne suis pas sûre que le chorégraphe ait pensé à cela en imaginant ce second acte. Je pense plutôt qu’il s’est laissé emporter par le fort imaginaire des Willis. S’attaquer aux Willis, c’est comme s’attaquer au Sacre, aux Ombres, aux Cygnes : c’est mythique. Il ne pouvait ainsi que prendre le parti de la pointe – poussée ici dans une technique vertigineuse – excluant de fait un corps de ballet mixte.

Et il faut voir ainsi Myrtha – hypnotisante Stina Quagebeur, arriver sur scène en ouverture, traînant un corps, toute courbée sur ses pointes comme on n’a jamais pu le voir. Sa dureté n’est plus voilée. Les Willis d’Akram Khan sont folles de colère et foncièrement violentes. Non pas pour ce qu’elles sont, mais par toutes les violences qu’elles ont subies, qui ont fait d’elles des créatures démoniaques. Cheveux lâchés et une lance comme une arme, ces Willis ne sont d’ailleurs pas loin de l’imaginaire de la sorcière. Mais la Giselle de Tamara Rojo est tout autre. Elle apprend d’abord à devenir Willis, à se servir de son arme, à monter sur pointe. Les pointes, sur lesquelles les danseuses ne redescendent quasiment jamais de tout l’acte, accentuant cet effet surréaliste d’un monde de fantômes. Giselle cependant refuse cette violence, elle en a assez eu durant toute sa vie. Tamara Rojo ne semble que chercher la paix, l’apaisement. Et quand Hilarion tombe dans les mains des Willis, pour une mise à mort terrifiante, elle s’interpose. La réponse d’Hilarion ? À la hauteur du personnage : il s’empare de Giselle dans une violence déchaînée – certains diront une réminiscence de sa mise à mort – avant de succomber sous les lances des Willis.

Ce pas de deux, presque choquant par son animosité débridée, ne rend que plus fortement touchant le duo entre Giselle et Albrecht. Je ne sais pas vraiment s’il s’agit de pardon. J’y vois plutôt deux âmes perdues cherchant ensemble à refuser la violence, à se protéger une dernière fois de la furie du monde. C’est magnifiquement poétique et infiniment triste. Le Mur se referme sur Giselle et Myrtha, laissant Albrecht entre deux mondes.

Giselle d’Akram Khan – Stina Quagebeur (Myrtha) et Tamara Rojo (Giselle), avec James Streeter (Albrecht)

Il y aurait encore beaucoup à dire sur cette relecture. Beaucoup de références à noter, notamment au deuxième acte. Voilà une pièce que l’on a déjà envie de revoir, pour mieux la comprendre, la saisir. D’autant que la trame n’est pas forcément des plus lisibles, surtout si l’œuvre originale n’est pas connue. Le rôle de Hilarion est parfois ambivalent au premier acte, le combat de Giselle et Myrtha à la fin du deuxième aussi. Et Giselle serait enceinte ? Bien. Mais qu’importe. Peut-être qu’Akram Khan s’est laissé ensorceler par Giselle, laissant de côté quelques incohérences. À chacun-e son interprétation de cette œuvre d’une noirceur voulue et résolument puissante.

Ces représentations marquaient aussi les adieux à la scène de Tamara Rojo – en compagnie de la Myrtha du soir Stina Quagebeur. Tamara Rojo, immense Étoile depuis plus de 25 ans, a finalement fait ses derniers pas sur scène à 48 ans. La Giselle classique a toujours été l’un de ses grands rôles. Et la Giselle d’Akram Khan reste l’œuvre emblématique de l’English National Ballet sous sa direction, de 2012 à 2022. En décembre, elle s’envole pour le San Francisco Ballet pour en prendre la tête et ne dansera plus. Partir sur ce ballet, dans ce rôle, ne pouvait que faire sens. Dans les couloirs du Théâtre des Champs-Élysées, il y avait ce petit parfum des grands soirs, comme si Paris était redevenue l’une des capitales de la Danse classique. L’on a depuis longtemps une riche programmation pour la danse contemporaine – et c’est tant mieux ! Mais les grandes compagnies classiques s’y font de plus en plus rares. La faute aux directions des théâtres qui se désintéressent de cet art, de l’Opéra de Paris qui n’invite plus de grande compagnie (la dernière en date, l’ABT, était venue en 2016), des budgets qui se resserrent, de la crise du Covid. La fermeture des Étés de la Danse a ainsi laissé un grand vide quant à la présence de grandes troupes internationales de ballet en France. Cette tournée de l’English National Ballet est la seule du genre cette saison. Il fallait en profiter.

Giselle d’Akram Khan – English National Ballet

 

Giselle d’Akram Khan par English National Ballet. Avec Tamara Rojo (Giselle), Isaac Hernández (Albrecht), Ken Saruhashi (Hilarion) et Stina Quagebeur (Myrtha). Mercredi 12 octobre 2022 au Théâtre des Champs-Élysées. 

La saison TranscenDanses continuent jusqu’en juillet au Théâtre des Champs-Élysées.

Programme Ek / Forsythe / Quagebeur de l’English National Ballet à voir du 9 au 12 novembre au Sadler’s Wells de Londres.

 



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