Cabaret par Robert Carsen – Lido2Paris
La comédie musicale Cabaretfait son grand retour à Paris au Lido, rebaptisé Lido2Paris. Jean-Luc Choplin, l’ancien directeur du Théâtre du Châtelet et du Théâtre Marigny, a repris les rênes de cet établissement mythique sur les Champs-Élysées pour lui offrir une nouvelle vie. Grand spécialiste des comédies musicales, il ouvre son mandat avec une version en langue originale de Cabaret dans une mise en scène du canadien Robert Carsen. Porté par une troupe de grande qualité, la comédie musicale de Fred Ebb et John Kander, émaillée de tubes rendus célèbres par Liza Minnelli, est toujours d’une efficacité redoutable, même si le spectacle est un peu à l’étroit dans les murs du Lido.
On est à la fois excité et intrigué à l’idée de pousser pourla première fois les portes du Lido, ce haut lieu de la vie parisienne. De celui d’antan, ferait-on bien de préciser, car l’époque des revues qui fit les beaux jours de la salle est définitivement révolue. Le public, étranger en particulier, a déserté ce type de divertissement. Et le Lido, racheté par le groupe Accor, a licencié la troupe permanente, puis a confié les clefs à Jean-Luc Choplin qui a pour mission de faire du Lido un lieu dédié à la comédie musicale. Avant une fermeture pour travaux, le Lido2Paris – son nouveau nom – donne le La de son projet artistique avec Cabaret, en version originale sous-titrée pour la première fois à Paris. Cette politique a fait les beaux jours du Théâtre du Châtelet alors qu’elle avait peu de supporters. Il y eut des succès retentissants, dont Un Américain à Paris qui triompha à guichets fermés à Paris où il fut créé, puis à New York et Londres. Il y a donc un public nombreux et fidèle pour ces comédies musicales dans leur version d’origine qui furent trop longtemps invisibles à Paris.
Jean-Luc Choplin a ainsi l’opportunité de réaliser enfin un rêve : redonner sur la durée ses lettres de noblesse à un genre trop longtemps négligé. Et il ouvre son mandat avec un chef-d’œuvre de ce répertoire, l’inoubliable Cabaret. On se souvient de la superbe mise en scène de Sam Mendès au Théâtre Mogador importée des États-Unis, mais qui pâtissait de la traduction. La langue française se marie mal avec la comédie musicale anglo-saxonne, elle en banalise les sonorités. Le grand metteur en scène canadien Robert Carsen, habitué des salles d’opéra, a imaginé cette nouvelle version en utilisant les vertus du Lido qui est un… cabaret ! Cette mise en abyme est séduisante. Au parterre, l’on est ainsi assis autour d’une table où l’on peut boire un verre, comme au temps des revues parisiennes. C’estplaisant et on jouit d’une visibilité unique avec la scène qui est toute proche et entourée par le public.
Mais le Lido est un cabaret à la française, pas un lieu interlope du Berlin d’avant-guerre tel qu’il est décrit dans le livret de Cabaret. Il ne suffit pas d’écrire Kit Kat Club pour se croire dans un cabaret berlinois. Ce n’est pas non plus une salle de théâtre classique : les coulisses sont quasi inexistantes et l’absence de fosse d’orchestre oblige le metteur en scène à placer les musiciens de part et d’autre de la scène. Le plateau semble ainsi bien étriqué pour y développer de grands tableaux chorégraphiques. Les danseuses et les danseurs s’en sortent à merveille, exploitant chaque centimètre carré de la scène. Ils sont épatants et tirent parti au mieux de la chorégraphie imaginée par Fabien Aloise. Robert Carsen utilise lui aussi tout l’espace à sa disposition, prolongeant l’action dans la salle même. Mais l’absence d’une vraie scène de théâtre se ressent dans la construction de sa mise en scène. Faute de moyens techniques, le spectacle est davantage une succession de numéros – de grandes qualités – qu’un moment de théâtre. La transformation planifiée du Lido devrait remédier à ces problèmes.
Reste une troupe enthousiasmante menée par Sam Butry en Emcee au physique impressionnant de sumo androgyne, qui ici joue et gagne le contre-emploi. On souscrit immédiatement à son invitation initiale au Cabaret sur le tube le plus fameux de la partition de John Kander. Robert Carsen voudrait que l’on oublie le film de Bob Fosse de 1972 qui a conféré à Cabaret une popularité sans précédent. Mais c’est un peu mission impossible. Liza Minnelli sera à jamais Sally Bowles avec ce grain de voix inimitable. Lizzy Connolly ne démérite pas, sans toutefois parvenir à faire oublier les interprètes qui l’ont précédée. On pense notamment à Ute Lemper dans la production de Jérôme Savary en 1986. À leurs côtés, Oliver Dench, jouant l’écrivain américain venu à Berlin pour chercher l’inspiration, est sans reproche. Sally Ann Triplett dans le rôle de Fräulein Schneider et Gary Milner dans celui de Herr Schultz sont de remarquables comédiens bouleversants dans leur mariage tardif empêché par le monstre de l’antisémitisme.
Si Robert Carsen ne parvient pas à offrir une image convaincante de l’atmosphère du Berlin d’avant-guerre, il décrit en revanche avec une redoutable efficacité la montée inexorable du nazisme en Allemagne. L’interprétation par le chœur de la troupe de la chanson Tomorrow belongs to me, promettant des lendemains qui chantent sur fond d’images d’actualité de l’Allemagne nazie, fait froid dans le dos. Cabaret n’est pas une comédie musicale avec happy end, ni pour les quatre personnages principaux entravés dans leurs destinées affectives et encore moins pour l’avenir de l’Europe à la veille de la catastrophe de la Shoah. Aucune comédie musicale n’a chassé sur ces terres obscures de la tragédie de l’histoire et c’est ce qui fait sa spécificité et son universalité. Quelles que soient les faiblesses de certains aspects de cette production, le Cabaret du Lido2Paris est un spectacle léger et grave qui emporte et bouleverse.
Cabaret de Joe Masteroff (livret), Fred Ebb (paroles) et John Kander (musique). Mise en scène : Robert Carsen. Chorégraphie : Fabien Aloise. Avec Lizzy Connolly (Sally Bowles), Sam Buttery (Emcee), Oliver Dench (Clifford Bardshaw), Sally Ann Triplett (Fräulein Schneider), Gary Milner ( Herr Schultz) et Ciarán Owens, Charlie Martin Carl Au, Rhys Batten, Hannah Yun Chamberlain, Anya Ferdinand, Elizabeth Fullalove, Fraser Fraser, Luke Johnson, Dominic Lamb, Darnell Mathew-James, Natasha May-Thomas, Nic Myers, Rishard-Kyro Nelson, Oliver Ramsdale, Clancy Ryan, Charlie Shae-Waddell, Kraig Thornber et Poppy Tierney. Samedi 2 décembre 2022 au Lido2Paris. À voir jusqu’au 3 février 2023.