Kontakthof de Pina Bausch – Ballet de l’Opéra de Paris
Événement au Palais Garnier avec l’entrée attendue au Ballet de l’Opéra de Paris de Kontakthof, pièce phare de Pina Bausch disparue en 2009. Créée le 9 décembre 1978 au Tanztheater de Wuppertal et interprétée par 26 artistes (13 femmes et 13 hommes, elle est une pièce fondatrice dans l’oeuvre de la chorégraphe allemande. Elle inaugure son style de danse-théâtre, que Pina Bausch ne cessera de développer et d’enrichir jusqu’à la fin de sa vie. Et Kontakthof fait une entrée tonitruante au répertoire du Ballet de l’Opéra de Paris qui, avec l’aide des interprètes de la création, reconstitue avec courage et brio cette pièce-fleuve qui fait bouger les corps de manière si singulière, définissant une esthétique du quotidien, du prosaïque et de l’absurde dans une architecture virtuose. Attention : chef-d’oeuvre !
C’est la troisième pièce de Pina Bausch qui fait son entrée au répertoire du Ballet de l’Opéra de Paris. La compagnie parisienne fut très longtemps l’unique troupe à laquelle la chorégraphe allemande avait accepté de confier deux de ses oeuvres : Le Sacre du Printemps en 1997 et Orphée et Eurydice en 2005. Brigitte Lefèvre s’enorgueillissait à juste titre d’avoir convaincu Pina Bausch de faire confiance à l’Opéra de Paris. Toute une partie du public découvrait ainsi l’univers de la chorégraphe allemande qui avait ses quartiers parisiens au Théâtre de la Ville avec le Tanztheater Wuppertal. Mais on pourrait dire sans risque que Kontakthof est d’une trempe toute différente. Le Sacre du Printemps et Orphée et Eurydice sont des pièces du répertoire classique dont Pina Bausch donna ses versions géniales. On y retrouve bien sûr le style de la chorégraphe mais Kontakthof fait s’épanouir un tout autre genre : la danse-théâtre, qui n’a pas d’histoire en France et qui n’appartient pas à l’ADN du Ballet de l’Opéra de Paris. C’est là un tout autre challenge et une prise de risque inédite voulue par l’ancienne Directrice de la Danse Aurélie Dupont.
On pouvait légitimement douter du bien-fondé de ce projet. Mais il fait faire amende honorable et reconnaître que le Ballet de l’Opéra de Paris livre une version passionnante d’une oeuvre créée il y a presque 45 ans, et qui reste d’une absolue modernité. Soutenus par d’anciens membres de la compagnie de Wuppertal qui avaient créé les rôles, les danseuses et danseurs retenus pour Kontakthof font mieux que de s’acquitter de leur mission. Il y a d’abord le plaisir évident qu’elles et qu’ils prennent à jouer ce spectacle, à parler, rire, crier, chanter, toutes ces choses qui leur sont étrangères. On sent encore la radicalité du propos de Pina Bausch à entendre les gloussements du public signifiant qu’il est déconcerté et préférant parfois déserter.
Car on est forcément bousculé par ce qui se passe sur scène. Cela ne ressemble à rien de connu pour celles et ceux qui découvrent Pina Bausch. « Mais de quoi ça parle ?« , s’agaçait à l’entracte une spectatrice. C’est la question qu’il ne faut pas poser et préférer construire son propre récit. La chorégraphe donne pourtant des pistes reproduites dans le programme. « Kontakthof est un lieu où l’on se rencontre pour lier des contacts. Se montrer, se défendre. Avec ses peurs. Avec ses ardeurs. Déceptions. Désespoirs. Premières expériences. Premières tentatives. De la tendresse, et de ce qui peut la faire naître, était un thème de travail important. Le cirque, également, en était un autre. Montrer quelque chose de soi, se surmonter. […] ”. Ces quelques indications liminaires suffiraient pourtant à rassurer les spectatrices ou spectateurs anxieux à la recherche désespérée de sens.
Mais on peut tout autant écarter le programme et laisser jouer sa seule imagination. La lumière s’ouvre sur un décor signé Rolf Börzik, le scénographe et complice de Pina Bausch. Voilà une salle de bal grise, terne, avec une scène surélevée, fermée par un rideau. En contrebas, assis et immobiles, les 26 danseurs et danseuses, 13 hommes en complet gris ou noir, 13 femmes en robes aux tons pastels. Il ne se passe rien, moment toujours très perturbant pour le public qui comme la nature a horreur du vide. Finalement, on s’anime. Un danseur marche vers le devant de la scène, puis une danseuse sans pour autant que soit dévoilé ce qui peut rassembler ces 13 couples. Et on ne le saura jamais puisque ce n’est pas là le sujet. Pina Bausch construit plutôt une série de saynètes durant deux heures et demie sans aucun rapport de causalité entre les unes et les autres. Un premier ensemble sur la célèbre musique d’Anton Karas du film Le Troisième Homme offre le tout premier moment à l’unisson éblouissant : haut du corps immobile, ce sont les jambes qui seules organisent la chorégraphie.
Il y a toujours chez Pina Bausch cette volonté de recentrer la pièce en incluant la totalité du groupe. Mais dans les intervalles, cela se joue en solo et plus souvent en duo. La chorégraphe allemande n’aura cessé d’explorer la palette des rapports entre hommes et femmes. Elles et ils parlent, mais jamais ils ne communiquent par les mots. Souvent ils se provoquent comme on se cherche avec agressivité ou humour. Il y a des moments de violences, des chaises que l’on renverse, quelqu’une ou quelqu’un qui harangue les autres. Le rythme peut tout à coup s’accélérer jusqu’à une vitesse extrême. La scène se vide alors en quelques instants. Il peut tout autant se ralentir ou se construire sur des leitmotivs où se répète ad libitum la même séquence chorégraphique. Le choix de musiques et de chansons d’avant-guerre sur une bande-son grésillante injecte une désuétude dans l’atmosphère.
Mais comment les artistes de l’Opéra de Paris ont-ils investi le monde étonnant de Pina Bausch ? On pouvait redouter que la troupe ne parvienne pas à franchir l’obstacle. Qu’on se rassure ! Kontakthof par l’Opéra de Paris est une belle réussite. Bien sûr, on est loin de l’univers de Wuppertal. Pina Bausch construisait sa compagnie avec des personnalités venues de différents horizons et aux cursus divers. La singularité n’ a que très peu droit de citer au Ballet de l’Opéra de Paris. Toutes et tous formé-e-s à la même école, avec des physiques qui se ressemblent, il y a inéluctablement quelque chose de plus propre et de plus sage dans leur interprétation de Kontakthof. Mais la force de l’écriture de Pina Bausch surnage. D’ailleurs, n’avait-elle pas elle-même remonté cette pièce pour des adolescents puis pour des seniors ?
La distribution est sans faille et on pressent que chaque artiste va approfondir son personnage à mesure des représentations. Il faudrait toutes et tous les citer. On retiendra que l’unique Étoile de cette soirée, Germain Louvet, qui a préféré à bon escient se frotter à la danse de Pina Bausch plutôt que de danser une énième fois Le Lac des Cygnes, montre de fort belles qualités d’acteur. On saluera aussi Ève Grinsztajn, Première danseuse qui fait ses adieux à l’Opéra sur cette série. Elle est impériale et on la regrettera.
Kontakthof de Pina Bausch par le Ballet de l’Opéra de Paris. Scénographie, costumes et lumières : Rolf Borzik. Direction des répétitions : Julie Shanahan, Breanna O’Mara et Franko Schmidt. Transmission des rôles : Andrey Berezin, Anne Martin, Nazareth Panadero Avec Ève Grinsztajn, Letizia Galloni, Clémence Gross, Caroline Osmont, Ida Viikinkoski, Victoire Anquetil, Juliette Hilaire, Laurène Levy, Charlotte Ranson, Nine Seropian, Adèle Belem, Camille De Bellefon, Lucie Devignes, Awa Joannais, Amélie Joannides, Héloïse Jocqueviel, Sofia Rosolini, Germain Louvet, Alexandre Gasse, Axel Ibot, Florimont Lorieux, Fabien Révillion, Daniel Stokes, Matthieu Botto, Julien Cozette, Léo De Busserolles, Yvon Demol, Maxime Thomas, Nathan Bisson, Alexandre Boccara, Samuel Bray, Jérémie Devilder, Julien Guillemard, Loup Marcault-Derouard et Antonin Monié. Mardi 6 décembre 2022 au Palais Garnier. À voir jusqu’au 31 décembre.
Hélène
Entendu après 15 minutes de spectacle mercredi soir dans la bouche d’une femme d’un âge très respectable, assise 2 rangs devant moi, glissant à l’oreille du jeune homme assis à sa gauche : « il y a quelque chose à comprendre? »
Léa
Fortement impressionnée par la présence et le mouvement si personnel de Germain Louvet dans cette pièce. Assez souvent déçue par son côté un peu lisse et peu varié dans le classique (en dehors de sa technique impeccable), il dégage ici un magnétisme bluffant. Enfin on voit l’étoile.