Giselle de Martin Chaix – Ballet de l’Opéra du Rhin
Le Ballet de l’Opéra du Rhin présente une nouvelle version de Giselle. Le directeur Bruno Bouché a ainsi confié à Martin Chaix ce défi que constitue la relecture d’une œuvre emblématique du répertoire académique. Giselle, archétype du ballet romantique, créé en 1841 sur un livret de Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges et Théophile Gautier, peut être vue comme un ballet féministe avant même l’émergence du féminisme actuel. À la lumière du mouvement #MeToo, qui a suscité une multitude d’interrogations et de remises en question salutaires sur les rapports entre les femmes/hommes et la persistance du patriarcat, Martin Chaix écrit une œuvre nourrie de cette problématique, avec l’aide de la dramaturge Ulrike Wörner von Fassmann. Il livre ainsi une chorégraphie brillante dont le personnage central est davantage Albrecht. Malgré certaines incohérences de la dramaturgie, la Giselle de Martin Chaix, magnifiquement interprétée par le Ballet du Rhin, ouvre un champ de questions passionnantes et se revendique comme une œuvre résolument contemporaine.
Martin Chaix n’est pas le premier à proposer une relecture de Giselle. Il s’inscrit dans une lignée de chorégraphes prestigieux où figure en tête Mats Ek. Le maître suédois s’affranchissait des contraintes du livret pour se concentrer sur la folie du personnage qui, au second acte, se retrouve enfermé à l’asile psychiatrique. Plus récemment, Akram Khan transposait le ballet dans un environnement contemporain où les paysans sont remplacés par des travailleur-se-s et une foule de migrant-e-s dans un contexte de misère sociale. Toutes ces interprétations ont leur légitimité puisque Giselle traite de cela : la folie, l’interdiction de déroger à sa classe sociale – Albrecht ne saurait aimer une paysanne. Mais aussi de l’amour et de ses trahisons, la prise de pouvoir des femmes bafouées – les Willis – et de la possibilité d’une rédemption. Ce sont ces derniers aspects que traite en priorité Martin Chaix pour sa relecture au Ballet du Rhin, mettant de côté le reste du livret.
Le chorégraphe transpose ainsi l’action dans le monde d’aujourd’hui. Pas de décor champêtre ni de vendangeurs. Le décorateur Thomas Mika a imaginé pour le premier acte un lieu souterrain, un passage bordé de part et d’autre d’un escalier. On est là dans les entrailles d’une ville. Les costumes de Catherine Voeffray – costumes pour les hommes, robes pour les femmes – s’inscrivent aussi dans notre vie actuelle. Au-delà de l’indéniable élégance des décors et des costumes, qu’est-ce que cette scénographie nous dit de Giselle ? Que Martin Chaix a évacué la question sociale pour lui substituer une vision contemporaine des rapports hommes/femmes salutairement secoués par le mouvement #MeToo.
Mais le ballet Giselle peut-il s’inscrire dans cette problématique actuelle ? Cela exige de tordre le cou à la psychologie des personnages tels que décrits dans le livret original. Albrecht n’est nullement un butineur de femmes, un dragueur lourdaud invétéré qui ne saurait entendre le non-consentement. Certes, il met en place un jeu de séduction envers Giselle dont il tombe amoureux sans avoir pris en compte l’impossibilité de déroger à son rang aristocratique. Et il se montre lâche, incapable de surmonter la pression sociale. Martin Chaix et sa dramaturge Ulrike Wörner von Fassman nous montrent autre chose. Leur récit déplace le centre de gravité de Giselle sur Albrecht. C’est lui le héros du ballet, le personnage pivot de l’histoire. Il entre en scène nimbé d’une totale arrogance, dragueur invétéré ou même chasseur de femmes plus proche du prédateur. Il est violent, rejetant les femmes qu’il a séduites et qu’il jette instantanément. Si Martin Chaix conserve les personnages de Bathilde et d’Hilarion, symbole des deux classes sociales, ils ne conservent aucune des caractéristiques du livret d’origine. Ayant ainsi évacué cette question sociétale, le moteur de cette version reste l’évolution du personnage d’Albrecht, archétype repoussant du mâle alpha machiste.
On comprend le désir de cette transposition de Giselle. Mais elle s’opère parfois sans logique dramatique. Qu’est-ce qui a transformé Albrecht pour que, à la fin du deuxième acte, il quitte cet habit de dragueur compulsif et semble authentiquement épris de Giselle ? Pourquoi cette dernière, après l’avoir sauvé d’un lynchage, le repousse ? Sans doute parce qu’elle préfère rester une femme libre et ne pas dépendre d’un homme dont elle se méfie. La version de Martin Chaix et Ulrike Wörner von Fassman remuent habilement toutes ces questions. Parfois en faisant fi de la cohérence du récit et de la psychologie des personnages, qui se retrouvent au deuxième acte dans une zone périurbaine où la Bande de Myrtha se prépare pour la castagne et la vengeance contre un Albrecht harceleur compulsif.
Mais la superbe chorégraphie de Martin Chaix, le point fort de cette production, emporte le tout. Il sait impulser une dynamique constante au ballet. Cela débute par un solo de Giselle qui dépeint un personnage troublé. Le chorégraphe use des mouvements du haut du corps qui se casse. Ana Enriquez les interprète avec délicatesse, nuances, ne tremblant jamais sur ses pointes. C’est aussi le bonheur de cette Giselle qui nous montre des solistes et un corps de ballet féminin très à l’aise sur les pointes, qui ne sont pas fréquemment utilisées dans le répertoire du Ballet du Rhin. Les scènes de groupe et les ensembles sont aussi un point fort de Martin Chaix, qui sait régler magnifiquement les entrées et les sorties et invente une géométrie séduisante et maîtrisée quand plus de 20 danseuses et danseurs sont sur scène. En Albrecht, Avery Reiners est un danseur exceptionnel à la technique flamboyante. Il n’est pas tout à fait crédible dans le premier acte, le rôle de composition que Martin Chaix lui demande semble lui échapper, mais sa danse contrebalance largement ces insuffisances, déployant une réjouissante hauteur de sauts et une amplitude constante de sa danse. Les pas de deux de la fin du deuxième acte avec Ana Enriquez apportent un climax bienvenu au ballet. Cette distribution est sans reproche avec Susie Buisson qui endosse sans faillir le rôle de Myrtha transformée en cheffe de bande.
Musicalement, Martin Chaix s’est aussi émancipé de la partition d’Adolphe Adam dont il ne conserve que les pages les plus célèbres. Il y ajoute les symphonies n°1 et n°3 de Louise Farrenc, compositrice française de l’époque romantique qui fut professeure au Conservatoire. Ce mariage stylistique fonctionne parfaitement sous la baguette de la cheffe sud-coréenne Sora Elisabeth Lee à la tête de l’Orchestre symphonique de Mulhouse.
Ainsi, malgré ces incohérences dramaturgiques, cette Giselle de Martin Chaix ne laisse jamais indifférent. Le balletomane averti a sans doute trop tendance à trouver des correspondances exactes avec la version princeps et peut s’irriter ici et là de trop grandes libertés prises. Mais l’ensemble reste un ballet enthousiasmant, une chorégraphie à la fois contemporaine et néo-classique qui réjouit. Sans oublier les belles qualités du Ballet du Rhin qui s’impose dans un style qui ne lui est pas familier.
Giselle de Martin Chaix par le Ballet du Rhin. Avec Ana Enriquez (Giselle), Avery Reiners (Albrecht), Dongting Xing (Bathilde), Susie Buisson (Myrtha) et Alice Pernão (Hilarion). Samedi 14 janvier 2023 à l’Opéra de Strasbourg. À voir jusqu’au 20 janvier, puis du 26 au 31 janvier à Mulhouse et le 5 février à Colmar.