Ballet du Capitole – Soirée Noir et Blanc
Le Ballet du Capitole revenait chez lui au Théâtre du Capitole, pour la première fois depuis le départ abrupt de son directeur Kader Belarbi, licencié après une enquête administrative en février dernier. On comprend que le contexte de ce nouveau programme est pour le moins compliqué, d’autant que cette soirée devait inclure une pièce de Kader Belarbi, Entrelacs, aux côtés de l’entrée au répertoire de No More Play de Jiří Kylián et une création de Michel Kelemenis Loin Tain. Las ! L’ancien directeur étant devenu persona non grata dans les murs du Ballet, sa pièce a été retirée et remplacée par deux brefs pas de deux : Instars d’Erico Montes, maître de ballet au Capitole, et Libra de George Williamson. La compagnie a néanmoins su faire abstraction de cette atmosphère délétère pour offrir une soirée portée par les deux pièces splendides de Jiří Kylián et Michel Kelemenis, qui signe ici une œuvre chorale impeccablement ciselée.
Sur la façade du Théâtre du Capitole, bijou de l’architecture néo-classique, l’affiche de ce programme Noir et Blanc du Ballet du Capitole annonce encore fièrement le nom de Kader Belarbi, comme une sorte de regret ou de tristesse avouée. Sans doute le temps manquait pour réimprimer de nouvelles affiches prenant en compte le changement de programme. Mais la direction du théâtre a préféré ne pas effacer totalement le nom de celui qui est étroitement associé à la compagnie depuis sa nomination en 2012. De plus, il avait construit cette soirée bâtie initialement sur le dialogue entre trois chorégraphes contemporains aux styles différents mais aux esthétiques voisines. Les répétitions avaient déjà débuté quand le coup de tonnerre de son licenciement, suite à une enquête interne, est arrivé. Très vite, il parut évident que la reprise de son Entrelacs n’y n’était plus possible : « Nous sommes contraints de renoncer à la pièce Entrelacs, n’étant pas en capacité de garantir l’intégrité de l’œuvre de Kader Belarbi », explique-t-on dans la feuille de salle avec un art consommé de la litote. On peut aisément décrypter ce message : il n’est pas question de cancel culture à Toulouse, mais le directeur limogé ne pouvait plus faire répéter la troupe dans ce climat. Entrelacs était une reprise mais de nombreux danseuses et danseurs de la compagnie ne l’ont jamais interprétée et l’on imagine que les maîtres de ballet ne le maitrisent pas suffisamment pour la transmettre.
En remplacement, deux courts pas de deux ont été inclus dans la soirée. On ne peut que saluer le travail d’Erico Montes et de George Williamson qui ont, avec les artistes qu’ils ont choisis, dû régler très vite ces duos. Instars, créé au Royal Ballet de Londres en 2018 sur une musique de John Adams, est une pièce d’occasion. Erico Montes qui est maître de ballet au Capitole, propose un duo impeccable, d’un classicisme revendiqué, sans grande surprise mais infiniment plaisant. Il permet d’admirer l’excellence d’Alexandra Surodeeva, ses lignes parfaites, son travail de pointe délicat et un beau partenariat avec Alexandre De Oliveira Ferreira. Le britannique George Williamson a créé spécialement pour cette soirée un autre pas de deux, tout aussi classique mais mettant sur scène deux danseuses, quand on voit désormais trop souvent des duos masculins. Pas de porté donc dans Libra, pas de sous-texte homo-érotique non plus. Plutôt un jeu joyeux, un moment de danse pure merveilleusement interprété par l’Étoile Natalia de Froberville et Nancy Osbaldeston.
Quelle que soit l’excellence des chorégraphes et des interprètes, ce bouleversement du programme rompt toutefois l’équilibre de la soirée qui devient bancale. Et le titre Noir et Blanc tout à coup sans objet. Il impose aussi une rupture stylistique qui dessert les œuvres et brouille le regard. Fort heureusement, l’ouverture de la soirée nous régalait de la pièce de Jiří Kylián No More Play, créée en 1988 au Nederlands Dans Theater qu’il dirigeait. Le chorégraphe tchèque échappe à toute critique. Il est un inventeur essentiel, ayant développé un style que l’on qualifierait volontiers de post-classique. Nourri de ses années auprès de John Cranko, le chorégraphe, à l’instar de William Forsythe, crée une syntaxe chorégraphique qui déconstruit et reconstruit le vocabulaire académique dans un geste moderne.
No More Play en est une incarnation parfaite. Trois danseurs, deux danseuses, une pénombre d’où émergent des rectangles de lumière qui se font rond ou triangle. Cinq interprètes et autant de possibilités pour varier et alterner solos, trios, quintette où les corps s’entrelacent dans une géométrie implacable. Les lignes sont pures, dessinées par des hyper-extensions et des torsions du buste d’une incroyable beauté. Jiří Kylián a choisi la musique d’Anton Webern qui met les interprètes sous tension maximale avec ses lignes mélodiques interrompues et ses silences. La distribution fut de haut vol, emmenée par Philippe Solano et Tiphaine Prévost entourés de Solène Monnereau, Jérémy Leydier et Baptiste Claudon. Tous les cinq se sont coulés avec superbe dans le chef-d’œuvre de Jiří Kylián.
Michel Kelemenis signe ensuite avec Loin Tain une création aussi ambitieuse qu’attendue. 17 danseuses et danseurs ! Peu de chorégraphes contemporains se hasardent à mettre sur scène un groupe aussi nombreux. Et pour corser le challenge, il a choisi la musique d’un des grands compositeurs français, Henri Dutilleux avec son Concerto pour violoncelle et orchestre, Tout un monde lointain dont il faut décrypter les lignes mélodiques. Cette musique, qui entretient en permanence un mystère, a tout pour suggérer une atmosphère onirique. Une idée renforcée par la scénographie de Bruno de Lavenère : un plateau noir, un rai de lumière horizontal qui le partage, un rideau translucide comme un miroir sans tain qui donne son nom à la pièce (Loin Tain). C’est le moment où le titre de la soirée « Noir et Blanc » trouve subitement son sens.
Dans une énergie commune, public et artistes se voient plongés dans ce rêve éveillé. Une main tout d’abord qui surgit à jardin, celle d’un danseur tel un clin d’œil joyeux. Puis le noir dans Loin Tain se fait couleur de lumière. En pantalon beige ou chemise bleue, chacune et chacun semble interpréter sa propre partition tout en s’intégrant dans un geste commun. Michel Kelemenis construit une chorégraphie chorale dans une architecture en canon où chaque interprète dispose d’un espace pour exprimer sa danse. D’accélérations en arrêts brusques, de diagonales en regroupements, le chorégraphe impose son art et maîtrise avec virtuosité entrées et sorties de scène qui deviennent imperceptibles. Il utilise remarquablement la technique classique des interprètes pour écrire une pièce haletante sans répétition, sans scories, où abondent les lignes pures qui font écho à celles de Jiří Kylián. Ce bonheur de la danse exulte de la scène et nous emporte. De la belle ouvrage qui nous rappelle que Michel Kelemenis est un grand chorégraphe.
Et maintenant ? Dans quelques semaines, la nouvelle saison préparée par Kader Belarbi sera annoncée mais sans directeur ou directrice de la danse. Le processus de nomination prendra plusieurs mois. En avril, la compagnie se produira avec le ballet Toulouse-Lautrec de Kader Belarbi sur la scène du Théâtre des Champs Élysées, puis en mai à la Maison de la Danse de Lyon. Verra-t-on le chorégraphe venir saluer le public ? Plus important : comment organiser une succession réussie ? Kader Belarbi a façonné cette compagnie depuis dix ans. Il a renouvelé son répertoire et fut aussi un chorégraphe prolifique, ancrant le Ballet du Capitole dans sa tradition classique en l’enrichissant de grands ballets narratifs. Le défi est immense.
Soirée Noir et Blanc par le Ballet du Capitole. No More play de Jiří Kylián, avec Tiphaine Prévost, Philippe Solano, Jérémy Leydier, Solène Monnereau et Baptiste Claudon ; Instars d’Erico Montes avec Alexandra Surodeeva et Alexandre De Oliveira Ferreira ; Libra de George Williamson avec Natalia de Froberville et Nancy Osbaldeston ; Loin Tain de Michel Kelemenis avec Kayo Nakazato, Solène Monnereau, Georgina Giovannoni, Saki Isonaga, Juliette Itou, Luna Jušic, Nina Queiroz, Lian Sánchez Castro, Marie Varlet, Simon Catonnet, Minoru Kaneko, Charley Austin, Amaury Barreras Lapinet, Mathéo Bourreau, Baptiste Claudon et Lorenzo Misuri, Aleksa Zikic. Mercredi 22 mars 2023 au Théâtre du Capitole, à voir jusqu’au 26 mars 2023.
Le Ballet du Capitole est en tournée avec Toulouse-Lautrec de Kader Belarbi : du 13 au 15 avril au Théâtre des Champs-Élysées, du 10 au 16 mai à la Maison de la Danse de Lyon.