La Belle de Jean-Christophe Maillot par les Ballets de Monte-Carlo – Olga Smirnova et Alexis Oliveira
Plus de vingt ans après sa création, et sept ans après la reprise avec le couple star du Bolchoï Olga Smirnova et Semyon Chudin, La Belle de Jean-Christophe Maillot était de retour dans la salle des Princes du Grimaldi Forum pour cinq représentations. La dimension sombre, voire inquiétante, de cette pièce phare du répertoire des Ballets de Monte-Carlo ne fait en rien écran à la fascination qu’elle continue de susciter. Bien au contraire… Invitée régulière en 2023 de la compagnie monégasque, Olga Smirnova, qui a quitté le Bolchoï en mars 2022 et depuis rejoint le Het Nationale Ballet, se glisse une nouvelle fois dans le costume seconde peau de cette Belle avec une grâce infinie. Non seulement elle possède des qualités techniques hors norme, mais la ballerine russe prouve combien elle sait donner vie aux personnages qu’elle interprète avec une étonnante plasticité. Un moment hors du temps. Un rêve éveillé pour balletomanes.
« Mes ballets sont toujours en évolution. Ils ne sont pas figés et ne se réduisent pas à la version originale qui les a vu naître. L’art chorégraphique est mouvant, fluctuant. Je défends avec passion le fait que mes chorégraphies ne sont pas des archives ou des œuvres fragiles auxquelles il ne faudrait pas toucher. Au contraire, les voir évoluer participe au plaisir que j’ai de les remonter », peut-on lire dans le programme. C’est peut-être là que réside la magie de cette Belle. Accompagné par une dream team artistique (la musique de Tchaïkovski, une scénographie de Ernest Pignon-Ernest, des costumes de Philippe Guillotel et Jérôme Kaplan, des lumières de Dominique Drillot), Jean-Christophe Maillot donne à voir une version nouvelle du conte de fées pas aussi merveilleux qu’on a bien voulu nous le vendre depuis l’enfance. Tout aussi onirique, mais infiniment plus noir, plus torturé et plus funeste.
Car si votre imaginaire autour du conte de Perrault a été biberonné aux versions de Marius Petipa et de Rudolf Noureev, il est évident que celle qui est présentée là, inspirée du récit original, risque de profondément vous chambouler. Mais n’est-ce pas à cela que l’on est en droit de s’attendre quand le noir se fait dans la salle ? Comme point de départ, le chorégraphe choisit un scénario dans lequel deux univers cohabitent, celui des Crochus, sombre, inquiétant, comme rigidifié, et celui des Pétulants, acidulé, chaleureux, débordant de fantaisie. Celle qui fait le lien entre ces deux planètes opposées est la divine Fée Lilas (éclatante Laura Tisserand) dont l’extra-lucidité contribue à redonner espoir à des parents affolés, puis à un Prince en proie au doute. Cette histoire, au fond totalement monstrueuse, tourne autour du désir d’enfant, de cette pulsion de vie face à une pulsion de mort incarnée par cette Carabosse (fascinant Jaat Benoot) qui au-delà d’être cruelle se nourrit de chair humaine.
Si ce premier acte plante le décor de la plus habile façon qui soit, il faut attendre les deuxième et troisième actes pour que la Belle fasse son apparition. Et avec elle, la vraie raison d’être de ce ballet. Je suis tiraillée entre le bonheur de chroniquer et la déception de spoiler pour les complets néophytes sa première apparition emprisonnée dans une immense bulle transparente protectrice. Un moment d’anthologie esthétique d’une folle inventivité. À pas comptés, à la fois précautionneuse et d’une extrême maîtrise, Olga Smirnova descend un plan incliné en fond de scène dans cet écrin de plastique. Elle démontre une aisance jamais entravée par l’avancée de la bulle entraînée par l’inclinaison de la pente. Cette entrée dans le monde est pour le moins mémorable. Autour d’elle, des Prétendants se pressent, l’assaillent, l’agressent et transforment ce moment en climax qui donne la chair de poule. Chacun ira de son interprétation (perte de virginité, passage à l’âge adulte…). Artistiquement, c’est juste un pur moment de bravoure.
Mais nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Grâce à la splendide scénographie d’Ernest Pignon-Ernest, la pente se couvre d’épais roseaux tubulaires, hérissés en pointes évoquant le labyrinthe de ronces et d’épines servant d’écrin protecteur à la Belle endormie. Le pas de deux du réveil est divin. Il se dégage une sensualité incroyable de cette rencontre. On est loin de la jeune fille passive attendant d’être délivrée par son prince. Exit le chaste baiser que l’iconographie populaire charrie depuis des lustres. Chez Jean-Christophe Maillot, la Belle prend l’initiative d’embrasser le Prince. Un baiser parmi les plus beaux du répertoire injustement éclipsé par celui (tout aussi magnifique) du Parc d’Angelin Preljocaj. Unis par les lèvres, le duo virevolte et dessine dans l’espace de la manière la plus touchante qui soit. Luxe des lignes, sensualité exacerbée et fluidité.
Comment ne pas se perdre dans les méandres de cette Belle ? Impossible ! Tout est d’une belle lisibilité, chaque personnage nous ramenant à chaque univers. Jean-Christophe Maillot est un conteur qui nous guide sans jamais nous lâcher la main, servi par des interprètes d’une grande virtuosité. Chacun est à sa place et contribue au bel équilibre de l’ensemble. Mais celle qui remporte tous les suffrages, c’est elle, Olga Smirnova, cette Belle sans âge. Changeante au fur et à mesure de l’histoire, jeune fille jetée dans la fosse aux lions, puis femme puissante, amoureuse et maîtresse de son destin. Face à elle, Alexis Oliveira tient magnifiquement son rang. Entre ces deux, l’osmose est parfaite.
Jean-Christophe Maillot a découvert Olga Smirnova alors qu’il créait en 2014 pour le Ballet du Bolchoï La Mégère apprivoisée. Séduit par la grâce, la technique et la fraîcheur de la soliste, le chorégraphe l’a invitée à Monaco pour danser des rôles de son répertoire. Le début d’année 2023 a été marqué par une collaboration nourrie avec la ballerine avec comme point d’orgue cette Belle. La prochaine étape serait peut-être de lui créer un autre ballet ? On en rêve déjà…
La Belle de Jean-Christophe Maillot par les Ballets de Monte-Carlo au Grimaldi Forum. Avec Olga Smirnova (La Belle), Alexis Oliveira (le Prince), Laura Tisserand (la Fée Lilas), Jaat Benoot (Carabosse), Matèj Urban (le Roi, père du prince), Marianna Barabas (la Reine) et Alvaro Prieto (le Roi, père de la Belle). Vendredi 28 avril 2023.