Soirée Maurice Béjart : L’Oiseau de Feu / Le Chant du compagnon errant / Boléro – Ballet de l’Opéra de Paris
Et si Maurice Béjart était un peu tombé en désuétude au Ballet de l’Opéra de Paris ? Le chorégraphe avait beaucoup collaboré de son vivant avec la compagnie parisienne, mais il n’est pas aujourd’hui l’un des chorégraphes les plus dansés ces dernières années. L’Oiseau de Feu et Le Chant du compagnon errant, qui composent ce programme hommage au chorégraphe, n’avaient pas été montrés en scène depuis longtemps. Autant dire que le tout proposait de nombreuses prises de rôle, même le tube Boléro qui terminait la soirée, qui a vu, sur huit des artistes, six monter sur la table pour la première fois. Une manière de rafraîchir ces trois ballets, très – trop ? – marqués par leur époque parfois. Mais qui reprennent une nouvelle vie par la puissance de ces nouveaux interprètes. Et assure que ces œuvres s’inscrivent plus que jamais dans l’essence de la compagnie parisienne.
L’Oiseau de Feu de Maurice Béjart est dans toutes les têtes. Pourtant, il n’avait pas été montré sur la scène du Ballet de l’Opéra de Paris depuis 2013. Il faut remonter à 2007, puis 2003, pour Le Chant du compagnon errant. Et Boléro, si, l’on excepte la soirée d’adieux de Nicolas Le Riche et quelques tournées, a été programmé en 2018… puis 2009. Maurice Béjart et le Ballet de l’Opéra de Paris sont indissociables, tant la compagnie a compté pour le chorégraphe, mais aujourd’hui plus dans les livres d’histoire que dans la programmation. Il faut parfois le temps de laisser de côté certaines œuvres avant d’y revenir. Surtout que ces trois ballets ont tous été profondément marqués par leurs interprètes : Michaël Denard puis Mathieu Ganio, Manuel Legris, Marie-Agnès Gillot… Il fallait peut-être un peu de temps avant qu’une nouvelle génération ne s’en empare.
C’est chose faite avec ce programme Hommage à Maurice Béjart, donné au printemps par le Ballet de l’Opéra de Paris, qui a vu de très nombreuses prises de rôle pour les trois œuvres. Et comme un vent nouveau sur ces pièces qui, bien que très ancrées dans leur époque, restent profondément attachées à la compagnie, semblant couler de source pour les interprètes. Antoine Kirscher s’est ainsi emparé avec ampleur de L’Oiseau de Feu. Depuis qu’il est passé Premier danseur, cet artiste prend son envol, de la puissance et du poids en scène. Il est ici comme un oiseau perdu et à l’affût, d’une grande poésie aussi, à la superbe gestuelle prenant sens dans la musique de Stravinsky. Même si Florimond Lorieux est au diapason, l’on perd un peu le fil dans le dernier tableau, le dernier grand porté manque comme un peu de grandeur. Tout cela semble parfois encore frais. Mais aussi plein de promesses, de belles choses et de beaucoup d’envie de faire sien ces personnages emblématiques. L’on peut souvent lire cet Oiseau de Feu comme une référence aux révolutions communistes, col Mao du corps de ballet et costumes rouges à l’appui. Pour cette reprise de 2023, cela semble presque anecdotique. Cet Oiseau de feu semble au contraire dénué de référence historique, laissant le champ libre à ses interprètes pour s’y emparer et y laisser leur empreinte. Ce qu’Antoine Kirscher a fait avec puissance et grâce, volant sur le plateau de Bastille peut-être un chouilla grand pour cette œuvre presque intimiste.
Le constat est le même, en bien plus flagrant, sur Le Chant du compagnon errant qui semble comme perdu dans l’immensité du plateau. Redécouvert lors de l’hommage à Patrick Dupond, ce duo peut se voir comme un dialogue avec soi-même, son ombre, la Mort ou un condisciple de route. Sur la musique de Mahler, un homme en bleu cherche son chemin. Un autre en rouge lui indique, au terme d’un long dialogue, rempli de questionnements, de doutes, d’affirmation de soi aussi. Le Chant du compagnon errant est un moment périlleux pour les interprètes, qui peuvent vite paraître esseulés ou noyés sur la grande scène, presque nus dans ces collants simplissimes, sans décor, aux lumières minimalistes. Il faut déjà avoir un long cheminement artistique pour le porter, une profondeur que l’on sait extérioriser. Florent Melac propose une danse magnifique, s’emparant pleinement de la gestuelle béjartienne, avec une musicalité sincère. Mais l’on se perd dans son cheminement intérieur, ne sachant vraiment où nous emmène ce long dialogue. La complicité semble avoir du mal à s’installer avec son partenaire Audric Bezard. Il y a eu des prises de rôles, des blessures et des remplacements de dernière minute, et ce duo semble avoir un peu trop souffert de tout cela.
Boléro démarre pour sa part sur un murmure : celui du public. Il sait, il connaît la transe, cet effet hypnotique de ce ballet, véritable tube du XXe siècle. Comme Giselle, comme Odette, l’on guette les prises de rôles du Boléro, aussi attendues que pour un grand ballet classique. Six des huit interprètes de cette série faisaient le grand saut pour la première fois, donnant aussi un sel particulier à cette programmation. Dorothée Gilbert en faisait partie. L’Étoile qui brille au sommet du Ballet de l’Opéra de Paris était attendue sur la table rouge, une pièce qui ne fait pourtant pas partie de son répertoire de prédilection. Mais l’on connaît sa maturité artistique, son charisme tout feu tout flamme, cette puissance qui irradie d’elle le plus naturellement du monde. Malgré une certaine fraîcheur, malgré forcément une gestion de la montée du climax pas forcément aboutie – cela ne faisait que trois fois qu’elle dansait le rôle après tout – l’Étoile m’a encore une fois cueillie.
Quand une danseuse monte sur la table rouge, il y a souvent l’idée de la sorcière, de la déesse mythologique, de la figure hypnotique qui enjôle les hommes et les met à ses pieds. Rien de tout cela chez Dorothée Gilbert, qui incarne la femme puissante. Non pas par sa magie, mais par ce qu’elle est : une femme sûre d’elle, qui a délaissé ses doutes et tous ses freins. Qui est elle-même sur la table et cela suffit pour prendre le pouvoir. L’émotion forte qui s’en dégageait venait de là : il n’y avait pas la sensation de voir un personnage sur scène, mais une femme sans artifices, dans sa simplicité. Et c’est dans cette mise à nu qu’elle puisait son pouvoir. Les hommes qui l’entouraient étaient dans une sorte de respect et d’humilité face à la ballerine. Non pas parce qu’ils étaient tenus ou soumis par un sort, comme cela est souvent le cas dans ce ballet. Mais parce qu’ils acceptaient la femme devant eux telle qu’elle était, acceptait sa puissance et sa force le plus naturellement du monde. Le Boléro avait ainsi des notes très actuelles ce soir-là, je dirais presque féministe : la femme n’avait pas à se battre pour s’imposer, elle régnait parce qu’elle était forte. Et les hommes acceptaient sa force sans s’y sentir en danger. Toute la magie d’un ballet qui change d’atmosphère au gré de ses interprètes (et parenthèse, donne envie de revoir sa version avec des femmes au tour de la table, ou pourquoi pas un corps de ballet mixte).
C’est ainsi la même conclusion qui s’impose à chacun de ces trois ballets. Ils sont tous très marqués par leur époque, que ce soit dans la technique – les roulements de hanches ou de bassin, les mains cassées – que par l’esthétisme des académiques. On ne peut pas dire là-dessus que ces œuvres aient « bien vieilli », selon l’expression. Mais elles arrivent toutefois à trouver une nouvelle vitalité et une autre dimension par leurs interprètes. Aucun d’eux et elles ne proposaient pourtant une vision aboutie des personnages, tout cela sentait encore trop la découverte. Mais la danse de Maurice Béjart se glisse toujours avec merveille dans la matrice de leur technique académique, et laisse assez d’espace pour que chacun et chacune puisse y laisser sa marque. Il serait ainsi dommage d’attendre encore dix ans avant de voir ces pièces sur scène, ces danseurs et danseuses mériteraient de laisser s’épanouir leur travail d’interprète dans un répertoire qui n’a pas dit son dernier mot.
PS – 55 minutes de danse et deux gros entractes pour un tarif lourd, est-ce bien sérieux ? La soirée n’aurait pas manqué d’une quatrième œuvre, tout comme de considérer le public capable de se concentrer 45 minutes d’affilée. Malgré la force de ces trois ballets, l’on se sentait sur sa faim en repartant.