Light of passage de Crystal Pite – Ballet National de Norvège
Le Ballet National de Norvège a proposé au printemps dernier la nouvelle création de Crystal Pite, Light of passage. Co-produite par le Royal Ballet de Londres, l’œuvre pour 36 artistes avait vu le jour quelques mois plus tôt, à Covent Garden. C’était ainsi à cette troupe nordique, et un peu moins purement classique dans sa technique de s’emparer de ce ballet en trois actes, inspirés par les récentes crises migratoires européennes mais allant bien au-delà, évoquant le chemin de la vie et ses étapes inexorables. Même si la musique de Henryk Górecki n’apporte pas beaucoup de remous, l’œuvre trouve sa puissance et sa beauté dans la danse sans cesse renouvelée de la chorégraphe, prenant des chemins étonnants, magnifiquement portée par les interprètes brillants du Ballet National de Norvège. Ainsi que par la magistrale scénographie, où la lumière, loin d’écraser danseurs et danseuses, devient interprète à part entière. À voir lors de la saison 2023-2024 au Théâtre des Champs-Élysées, dans le cadre de la saison TranscenDanses.
Crystal Pite, chorégraphe chouchoute des compagnies de ballets ? Comme on les comprend ! La chorégraphe est une formidable créatrice de danse-théâtre avec sa compagnie Kidd Pivot. Mais en bonne ancienne danseuse de William Forsythe, elle sait comme personne se servir des qualités des danseurs et danseuses classiques, et notamment de leur force de corps de ballet, pour créer des choses nouvelles et amener d’autres façons d’aborder le mouvement. Sa création de la saison, Light of passage, a été montée en co-production – passage presque obligé aujourd’hui pour produire une œuvre ambitieuse – par le Royal Ballet de Londres et le Ballet National de Norvège. La compagnie anglaise a eu l’honneur de la première, et c’est en avril dernier que la troupe nordique a pu s’en emparer. Ces deux Ballets ne se ressemblent pas forcément : le premier est l’un des plus gros effectifs européens et s’impose aujourd’hui comme la meilleure troupe de répertoire classique, le deuxième tourne à 60 artistes et reste plus tourné vers le contemporain, même si la danse académique est toujours au programme chaque saison. Une façon de porter la pièce de façon différente et d’y amener d’autres richesses.
Et sans avoir vu l’interprétation du Royal Ballet, l’on sent tout de suite l’habitude du Ballet de Norvège à se glisser dans le répertoire contemporain. Par sa force qu’elle puise au sol, par sa danse un peu plus brute. Fresque en trois actes autour des grands passages de la vie, Light of passage démarre en fait par une reprise. Celle de Flight Pattern, créée en mars 2017 au Royal Ballet de Londres. Une œuvre en réponse directe aux violentes crises migratoires qui traversent aujourd’hui l’Europe. Sur scène, l’atmosphère est lourde. Le corps de ballet ne semble former qu’un seul corps, avançant et reculant ensemble. L’on retrouve de nombreuses citations de The Seasons’ Canon, créée quelques mois plus tôt à l’Opéra de Paris : ces grandes vagues humaines, ces mouvements de bras d’une grande fluidité doublés de marques répétées au sol. Même si l’ambiance y est radicalement différente : l’on est bien plus ici dans une profonde misère que dans la solarité de la pièce parisienne. Du groupe s’échappe parfois un duo. D’une puissance émotionnelle marquante, Samantha Lynch et Douwe Dekkers se jettent à corps perdu dans un pas de deux percutant, avec ce qui semble être l’énergie du désespoir et de l’instinct de survie.
L’on peut y regretter une impression de déjà-vu si l’on connaît bien The Seasons’ Canon. Tout comme le sentiment d’un pathos excessivement appuyé, pas aidé par la musique de Henryk Górecki un peu trop caricaturale à mon goût. La chorégraphe répète régulièrement, en parlant de Light of passage, combien elle tenait à cette musique. Elle est pourtant, à mes oreilles, le point faible de la pièce, manquant de rugosité et un peu trop lisse face aux multiples aspérités de la danse. Car malgré ses redites, cette première partie Light of passage a toujours une efficacité qui emporte.
D’autant plus que les deux actes suivants sont d’une grande force de proposition. Covenant et Passage quittent la référence explicite aux crises migratoires pour se faire plus abstraits. Mais pas moins évocateur, au contraire. La première se centre sur les enfants et ce que nous devons à la jeunesse, la seconde sur la dernière grande étape de la vie et plus généralement les passages inexorables de notre existence. Contrairement à Flight Pattern qui est une reprise, Covenant et Passage sont de véritables actes de création. Et il est impressionnant de constater combien le langage de Crystal Pite a évolué ces cinq dernières années. Tout en restant sur ses bases, elle se fait plus surprenante dans sa façon d’aborder le mouvement, de dessiner des personnages aux tonalités inattendues, de s’emparer du groupe en laissant encore plus de place aux individualités. Le geste part là où on ne l’attend pas, se joue des figures attendues pour créer une énergie propre. La présence d’artistes hors des normes joue d’une jolie façon là-dessus. Que ce soient les six enfants dans Covenant ou les deux artistes d’une soixantaine d’années dans Passage, la chorégraphe a eu le talent de les intégrer pleinement parmi les danseurs et danseuses professionnelles. Ils n’imitent pas, ont leur propre façon d’exprimer le mouvement. Les artistes du Ballet ne renient pas non plus leur virtuosité. C’est bien un mélange qui se fait entre ces différents groupes, donnant aussi toute l’aspérité à la chorégraphie.
Covenant apparaît ainsi comme une pause de plénitude après la lourdeur de Flight Pattern. Ce n’est pas la naïveté de l’enfance, plutôt leur énergie propre, cette façon de toujours courir sans jamais être fatigué par la soif de la découverte. Et que nous avons le devoir de protéger. Ce deuxième acte est comme une parenthèse, un peu à part, donnant tout le liant entre la première partie plus tendue et la luminosité de la troisième. Passage sonne ainsi comme un grand rite autour de la conscience de notre finitude. La mort, certes, mais plus généralement toutes les grandes étapes inéluctables de notre vie. Cela pourrait sonner morbide ou écrasant. Il s’agit plutôt d’une joie profonde, d’une transe solaire. Et profondément pleine d’espoir. Light of passage démarre dans la pénombre et finit ainsi dans la lumière. La lumière du geste, de l’esprit de la pièce. La lumière aussi de l’intense scénographie signée Jay Gower Taylor. Tout au long du ballet, le décor en fond de scène s’anime de différentes ambiances lumineuses. Loin d’écraser les artistes, ou pire de paraître comme gadget et inutile, cette lumière mouvante dessine chaque espace, crée les ambiances et les défait, porte le geste et le transcende. Et semble, petit à petit, devenir un personnage à part entière, à sa propre conscience, dansant véritablement sur le plateau au milieu des interprètes pour un final d’une beauté subjuguante.
Light of passage de Crystal Pite par le Ballet National de Norvège. Avec Samantha Lynch et Douwe Dekkers, Lucas Lima, Simon McNally, Isabel Vila, Silas Henriksen et Anaïs Touret (Flight Pattern), Linus Authen, Ellinor Bertolucci, Olea Kildahl, Emily Øigarden, Isabela Esteves et Paloma Guillaume (Covenant), Krstina Gjems et Øyvind Jørgensen, Luca Curreli, Anaïs Touret, Douwe Dekkers, Lucas Lima, Melissa Hough, Simin McNally, Silas Henriksen et Whitney Jensen (Passage). Mardi 25 avril 2023 à l’Opéra d’Oslo. À voir du 4 au 7 avril 2024 au Théâtre des Champs-Élysées, dans le cadre de la saison TranscenDanses. Reprise à l’Opéra d’Oslo du 28 février au 2 mars 2024.