Nederlands Dans Theater – Tao Ye / Sharon Eyal & Gai Behar
Le prestigieux Nederlands Dans Theater (NDT) avait terminé sa précédente saison par la création 15 du chorégraphe chinois Tao Ye. Et a démarré l’actuelle par l’incontournable Sharon Eyal pour sa nouvelle pièce Jakie. La compagnie a associé les deux pour sa courte tournée parisienne au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt. Et si ces deux oeuvres se basent sur des esthétiques différentes, elles se font échos et ont en commun l’idée d’explorer les forces du groupe et de l’unisson. Un superbe programme, porté par des interprètes qui perpétuent la tradition d’excellence du Nederlands Dans Theater.
La notion d’ensemble ne va pas toujours de soi dans la danse contemporaine. Moins par parti-pris stylistique que par le principe de réalité : peu de compagnies peuvent mettre sur scène de larges groupes de danseuses et de danseurs. Ce luxe est réservé aux mieux dotées qui ne sont pas très nombreuses. Le Nederlands Dans Theater fait partie de ce groupe restreint de troupes disposant de moyens pour permettre aux chorégraphes de développer des œuvres plus complexes et des récits collectifs. Riche idée ainsi d’associer pour cette tournée parisienne Tao Ye et Sharon Eyal qui l’un et l’autre travaillent en profondeur sur le mouvement du groupe, considéré comme une entité organique dotée d’une identité ayant ses propres forces.
Le résultat est spectaculaire et nous montre une danse physique d’un niveau exceptionnel, pour ces deux pièces récemment créées au NDT. Tao Ye frappe très fort dès le lever de rideau avec 15, pour autant de danseuses et danseurs. Le groupe est organisé en triangle, dont le sommet pointe vers le public. Les costumes, dessinés par Duan Ni faits de pantalons ultra-larges parfois recouverts d’une jupe, ont pour fonction de renforcer la cohésion de l’ensemble, sans jamais pour autant gommer totalement les individualités, avec de subtils détails qui personnalisent chaque membre du groupe.
Débute alors ce qui s’apparente parfois à une transe dans son aspect répétitif mais qui va bien au-delà. Le chorégraphe chinois développe une phrase minimaliste répétée ad libitum. Les quinze artistes y sont en osmose avec la musique de Xiao He, l’habillant des sons percussifs de leurs pieds et de leurs mains, frappant la même zone du corps ou avec leurs cris qui émaillent la pièce. La répétition renforce le récit dégageant une énergie hypnotique de tous les instants. Puis le triangle initial se desserre, s’élargit avant une séquence au sol très athlétique où alternent chandelles et roulades. Enfin, dans un final explosif, le triangle de danseuses et de danseurs se met à pivoter sur lui-même, modifiant sa géométrie initiale. Il est fascinant de voir l’apparente facilité avec laquelle les interprètes du NDT ont fait leur cette esthétique si singulière, qui s’éloigne des codes habituels de la danse contemporaine et sollicite des zones hors de champ habituel. Cette première collaboration entre Tao Ye et la compagnie néerlandaise est un ravissement.
Et l’on peut en dire tout autant de Jakie, la création de Sharon Eyal assistée de Gai Behar. Plus connue du public français que son homologue chinois, elle ne cesse de surprendre par son audace, composant une œuvre essentielle dans la danse contemporaine. Tout comme Tao Ye, la chorégraphe israélienne est une adepte de la répétition. Moins cependant dans les phrases chorégraphiques que dans l’utilisation de même éléments stylistiques qui fondent son esthétique, et que l’on repère aisément au fil de ses créations. L’usage constant des demi-pointes et des petits pas glissés par exemple. Ou la musique électronique originale d’Ori Lichtik, la relation entre le groupe compact et ses individualités et une invisibilisation des sexes : dans toutes ses pièces, danseuses et danseurs sont ainsi tout uniment vêtus d‘un même justaucorps, renforçant l’unité collective de l’ensemble.
Mais à partir de ce canevas et de ces constantes, Sharon Eyal dispose d’une infinité de combinaisons. Dans Jakie, elle met sur scène seize danseuses et danseurs du NDT – les mêmes que celles et ceux de la première pièce ! – avec la proposition initiale que l’on retrouve dans presque toutes ses créations : un groupe compact, serré qui va s’élargir, se distendre et dont va émerger une danseuse ou un danseur pour un bref solo dialogué avec le groupe. Comme toujours, il n’y a qu’une longue phrase chorégraphique chez Sharon Eyal. Pas de coutures, pas de pause et aucune rupture de tempo. Mais à chaque nouvelle pièce, elle introduit des éléments nouveaux qui viennent enrichir son vocabulaire. C’est ainsi qu’elle se risque avec bonheur à l’utilisation d’arabesques et de sauts. On est bluffé par la force du style de Sharon Eyal qu’elle parvient à imposer en toute légèreté à toutes les compagnies avec lesquelles elle collabore, comme si elle bâtissait une œuvre unique dont chaque pièce enrichit la suivante. On pourrait dire sans doute la même chose de Tao Ye. Une expérience passionnante.
Soirée Nederlands Dans Theater.
15 de Tao Ye et Jakie de Sharon Eyal et Gai Behar. Avec Alexander Andison, Fay van Baar, Anna Bekirova, Jon Bond, Conner Bormann, Pamela Campos, Emmitt Cawley, Thalia Crymble, Matthew Foley, Scott Fowler, Surimu Fukushi, Benny Gans, Aram Hasler, Nicole Ishimaru, Chuck Jones, Madoka Kariya, Genevieve O’Keefe, Paxton Ricketts, Kele Roberson, Charlie Skuy, Yukino Takaura, Luca Tessarini, Theophilus Vesely, Nicole Ward, Sophie Whittome, Rui-Ting Yu, Zenon Zubyk – Samedi 21 octobre 2023 (matinée) au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt.