L’Histoire de Manon – Dorothée Gilbert, Hugo Marchand, François Alu et Muriel Zusperreguy
L’Histoire de Manon de Kenneth MacMillan s’est terminé au Ballet de l’Opéra de Paris par une distribution hétéroclite : Dorothée Gilbert, Hugo Marchand, François Alu et Muriel Zusperreguy. Soit une Étoile aguerrie mais qui n’avait pas encore brillé dans ce répertoire, un Sujet élégant et inexpérimenté, un Premier danseur fougueux au charisme renversant et une Première danseuse souriante. Et le mélange a bien fonctionné. Mieux : cette distribution est apparue comme l’une des plus excitantes, et Dorothée Gilbert reste personnellement ma Manon préférée de cette série.
L’Étoile n’était pourtant pas réputée pour être une grande actrice. Sa Manon crève pourtant de naturel dès son entrée en scène. C’est une jeune fille naïve qui sort du couvent, qui s’amuse avec les hommes sans se rendre compte de l’enjeu, gênée par les regards trop insistants et les mains baladeuses. Surtout, Dorothée Gilbert est portée par une flamme intérieure, une joie de danser irrésistible, ce petit truc qui la rendait si brillante au début de sa carrière, et qui avait peut-être un peu disparu ces derniers temps.
François Alu est sur la même longueur d’onde, dans un Lescaut noir et méchant. Sa virtuosité est toujours étonnante (tiens, des sauts de chats-entrechats), mais toujours est au service du rôle. Il règne en maître sur cette petite cour, tirant les ficelles des autres personnages. Il n’arrête pas de jouer, attirant le regard même dans les coins de scène. Et l’oeil préfère suivre ses saynètes dans l’ombre que n’importe quelle danse dans la lumière.
Entre ces deux artistes qui mangent la scène, le débutant Hugo Marchand a bien du mal à exister au premier acte. Sa danse est belle et élégante, il est le parfait jeune premier romantique. Mais il n’arrive pas à sortir du lot des gentilshommes (rôle qu’il a occupé toute la série). Il cherche sa place, n’arrivant pas à s’imposer face aux deux autres personnages. Sa danse en pâtit, sa fébrilité est visible dans ses variations. Lors du pas de deux de la chambre, il s’efface et ne semble être là que pour mettre Dorothée Gilbert en valeur, qui brille d’amour et de jeunesse pour deux. Cette dernière fait aussi évoluer tout en finesse son personnage. Le pas de trois est langoureux. François Alu est le tentateur, elle ne dit pas complètement non. Elle n’a plus peur de l’amour qu’elle connaît, le collier lui fait les yeux doux. À la fin du trio, Dorothée Gilbert est passée de la jeune fille amoureuse à la femme sensuelle, sûre de son pouvoir de séduction qu’elle sait faire fonctionner.
Le déséquilibre ne se creuse que d’autant plus entre Dorothée Gilbert et François Alu qui mènent la danse, et Hugo Marchand qui tente de se faire une place. À tel point que la question se pose à l’entracte si cette prise de rôle n’était pas un cadeau empoisonné. Mais Hugo Marchand ne se démonte pas, « il en a sous le chausson » comme le veut l’expression. Aux deuxième et troisième actes, le jeune danseur prend ainsi une autre dimension et se libère. Le deuxième acte dans sa globalité fut d’ailleurs une réussite.
François Alu assume totalement le côté granguignolesque de son personnage bourré. Il donne de sa personne (aïe la tête), se joue des déséquilibres et fait rire franchement toute sa salle. Même si sa performance est réussie, je cherche toutefois un lien entre le personnage sombre du premier acte et le comique du deuxième, la construction du rôle manque parfois de lien. Il n’en reste pas moins un interprète formidable, vivant là encore son rôle jusqu’au bout même s’il est en retrait. Muriel Zusperreguy reste dans le registre de la gentille gourde (donnant plus dans le Kitri que dans la courtisane), mais le pas de deux fonctionne et provoque là-aussi de nombreux rires. Dorothée Gilbert est également convaincante, et son personnage ne cesse d’évoluer. Elle arrive comme une reine, est adulée par les hommes. Mais il y a dans son regard une infinie tristesse, une nostalgie qui pointe. Sa Manon comprend la décadence de sa vie, son statut de femme-objet. Sa variation et les portés qui suivent sont magnifiques de sensualité et de tourments (et les « plongeons » de Dorothée Gilbert laissent échapper des cris d’admiration).
Cette distribution a aussi la chance de compter plusieurs bon-ne-s comédien-ne-s (Sarah Kora Dayanova, Aurélie Houette, Héloïse Bourdon…) et tout ce deuxième acte prend une autre dimension. Si le corps de ballet n’est plus très en place, il se dégage à la fin de la scène d’ivresse un parfum de décadence, de saleté, une vérité que l’on ne trouvait pas lors des précédentes représentations, par trop sages. Au milieu de tout ça, Hugo Marchand trouve sa place du jeune homme pur, de l’amoureux au grand coeur. Sa danse se libère complètement, fine, aux arabesques interminables. Il prend possession de son personnage qui se bat pour sa bien-aimée, prêt à tous les sacrifices.
Le troisième acte reste sur cette même dimension. Aborder la mort de Manon est toujours un moment délicat. Il y a celles qui portent le drame en elles comme Isabelle Ciaravola, il y a celles qui en font trop. Dorothée Gilbert mise sur une certaine simplicité, proposant un personnage usé et fatigué, sans en faire trop. Il reste parfois en elle des traces de sur-jeu (ah, les grands yeux écarquillés) mais sa Manon est globalement convaincante, même déchirante lors de l’atroce scène de viol. Sa Manon, se bat, se rebelle, supplie, avant d’être assommée par ce dernier coup de grâce du Geôlier, sadique et pervers (qui n’a rien à envier à Ramsay Bolton) joué par Yann Saïz.
Le couple maudit se perd dans les marécages. La Manon de Dorothée Gilbert s’éteint doucement de fatigue. Hugo Marchand est exalté, pris par les tourments. Il y a des erreurs de jeunesse (l’over-cri muet final est réservé à Roberto Bolle), des maladresses, mais aussi un personnage investi et crédible, émouvant, portant le drame jusqu’au bout. La fougue et un certain talent d’interprète prennent le pas sur l’inexpérience. Dommage cependant que Dorothée Gilbert et François Alu, qui ont proposé des personnages déjà aboutis, n’aient pas eu plus de dates. Associés à un Des Grieux plus aguerri (Mathieu Ganio au hasard), ils auraient pu former une distribution d’excellence.
L’Histoire de Manon de Kenneth MacMillan par le Ballet de l’Opéra national de Paris au Palais Garnier. Avec Dorothée Gilbert (Manon), Hugo Marchand (Des Grieux), François Alu (Lescaut), Muriel Zusperreguy (la maîtresse de Lescaut), Aurélien Houette (Monsieur de G.M.), Sarah Kora Dayanova (Madame) et Yann Saïz (le Geôlier). Mercredi 20 mai 2015.
antoinette pirouette
J’ai beaucoup aimé Hugo Marchand, il a une hypersensibilité qu’on ressent énormément quand on est dans le public. Je l’avais découvert dans Casse-Noisette cet hiver, sa prise de rôle dans Manon vient confirmer mes impressions initiales. C’est un futur grand. Certes, il y a encore des maladresses techniques. ll est jeune, inexpérimenté. Mais quelle joie d’enfin ressentir des émotions à l’Opéra ! cela est devenu bien trop rare .. je préfère voir un jeune premier un peu bancal techniquement mais qui m’émeut profondément, qu’une Étoile affutée mais sèche. Point de vue personnel !
A part ça, j’ai trouvé que le couple Gilbert – Marchand fonctionnait très bien : touchant, sincère, complice ….
A retenter pour le Roméo et Juliette de la prochaine saison?
Laetitia
Merci Amélie pour cette chronique : c’est réjouissant de voir que L’Histoire de Manon a terminé aussi fort qu’elle avait commencé ! Et à lire cette chronique on s’y croirait, c’est presque comme une vidéo :). Cela me donne très envie de voir (découvrir pour certain-e-s !) tou-te-s ces interprètes dans d’autres rôles dramatiques !
Guichard
J ai été profondément touchée par l interprétation d’Hugo Marchand. Sa sensibilité, sa fougue romantique, son charisme, son élégance…. quelle joie d’avoir eu la chance d’être là, la sincérité du couple m’a profondément ému et les spectateurs autour de moi emportés autant que moi les larmes aux yeux par ce tourbillon dramatique étaient comme suspendus…. Un grand merci à tous ces artistes
Amélie Bertrand
@ antoinette pirouette et Guichard : Je pense que Hugo Marchand devrait encore avoir sa chance dans de grands rôles l’année prochaine !
@ Laetitia : J’avais tendance à enfermer Dorothée Gilbert dans certains types de rôle, j’ai vraiment envie de la voir dans autre choses maintenant, des personnages plus dramatiques.
Cyril
J’ai beaucoup vu Dorothée Gilbert cette année (beaucoup de chance je trouve). Pour moi c’est la grande étoile de la compagnie, surtout après le départ d’Aurélie Dupont.