Les Enfants du Paradis, le Paris perdu de José Martinez – Lætitia Pujol et Mathieu Ganio
Les Enfants du Paradis de José Martinez est de retour au Ballet de l’Opéra de Paris. Sur le papier, transposer le film Les Enfants du paradis (1945), immortalisé par le réalisme poétique des dialogues de Jacques Prévert, en un spectacle pantomime semblait relever de l’inconscience. Le résultat ? Un millefeuille esthétique décalé diablement entraînant. Si les scènes de liesse populaire apparaissent brouillonnes et parfois péniblement burlesques, il faut reconnaître l’intelligence de l’œuvre, la richesse de ses influences chorégraphiques et sa judicieuse scénographie. Le soir de la première, la distribution 4 étoiles réunissant Lætitia Pujol, Mathieu Ganio, Karl Paquette et Benjamin Pech a distillé de belles bribes de poésie entre les interludes tapageurs des saltimbanques d’un soir.
Recréer le Paris frivole des boulevards populaires, hérité du décret-loi de 1791 sur la liberté des théâtres : la démarche était séduisante. Et même partisane, alors que le Boulevard du Temple, où se place notre scène, ne fourmille plus que d' »hommes pressés » désertant les rues avant le crépuscule. Au fil des siècles, le théâtre s’est embourgeoisé. Sur scène, les ballets narratifs se raréfient. Les gens du spectacle appelés intermittents ne sont plus à la fête et les faubourgs de l’Est de la ville se gentrifient. José Martinez, Étoile et chorégraphe, avait à cœur de dépeindre ce Paris fantasmé des années 1820-1830 et au-delà, battant au rythme intrépide des artistes bohèmes. Il fallait porter aux nues « les spectacles oculaires » qui réconciliaient le dire et le montrer sous la plume enthousiaste de Théophile Gautier. Raviver l’osmose de la première moitié du XIXe siècle entre le populaire et le savant dans le guindé Palais Garnier, tel était le but.
Les « enfants du paradis » au Palais Garnier, ce sont d’abord les « petits rats de l’Opéra » autrefois perchés à l’amphithéâtre – au « paradis » donc – qui savouraient leurs premiers ballets dans l’obscurité moite des derniers gradins. Au cinéma, c’est l’histoire d’une femme insaisissable, Garance (Laetitia Pujol), objet du désir de trois hommes et de l’amour d’un seul. Ce dernier, le mime Baptiste (Mathieu Ganio), est hanté par l’illusion d’un amour pur avec cette femme avant-gardiste qu’il idéalise béatement.
Grâce à des décors mobiles astucieusement pensés, le public suit les personnages de la scène des Funambules aux coulisses et aux loges, en passant par des boulevards bouillonnant et le secret des alcôves. Certains artistes se glissent même dans le public pour flouter la frontière entre représentants et représentés. Les Enfants du Paradis, c’est avant tout une utilisation aussi intelligente qu’inattendue des espaces du Palais Garnier, au service d’un mouvement continu de la narration. À commencer par l’entracte décalé qui joue une scène tragique d’Othello sur les marches du grand escalier. Ceux et celles qui ont renoncé à leur coupe de champagne ont eu le plaisir coupable d’assister au meurtre de Desdémone (Charlotte Ranson, angélique). Le spectacle vivant dans sa dimension populaire renait entre les parenthèses éphémères de ces Enfants du Paradis.
« Je m’appelle Garance. C’est l’nom d’une fleur », lance Garance à Baptiste le soir de leur rencontre. En clin d’œil au film, elle jette, enjôleuse, la fleur de son corsage à l’artiste lunaire. Leur romance chaste mais néanmoins torturée commence. Puissante actrice à la danse expressive, Laetitia Pujol suinte le rouge garance dans un décor sciemment plombé par cinquante nuances de gris. De son chignon blond miel à ses pointes délavées, elle est comme toujours habitée par son personnage. Certes, elle n’a pas la gouaille parigote d’Arletty mais sa sincérité sur scène est frappante. Et Garance, justement, est la seule protagoniste de l’histoire qui ne se dédouble pas au gré des tableaux. Elle n’est pas fardée comme l’est Baptiste, qui ne s’exprime véritablement qu’en scène (« Il ne joue pas, il invente des rêves« ). D’ailleurs, sans son masque enfariné, l’homme se dégonfle lâchement face à Garance à demi-dénudée. Le dual Lacenaire, dandy du crime, triche également à sa façon. Vincent Chaillet l’interprète comme s’il était Arsène Lupin. Danse racée et moue blasée à la limite du cynisme font de chaque apparition du danseur un moment magnétique.
Si épurer Les Enfants du Paradis de ses célèbres dialogues frisait a priori l’hérésie, c’était sans compter sur la poésie débordante de Mathieu Ganio. Il incarne un Pierrot tragi-comique et savoureusement lyrique qui a la grâce de l’inactuel. Sous le costume grossier, la danse est raffinée à l’extrême. Ses concurrents ne veulent jouir que de la satisfaction d’arracher Garance à un autre. Baptiste, lui, l’aime profondément. Pourtant, elle vibre auprès de l’ambitieux Frédérick Lemaître (Karl Paquette, virtuose) avant de contracter un mariage de raison avec le comte de Montray (Benjamin Pech, glacial). En comtesse contrariée, engoncée dans son boudoir, Laetitia Pujol rappelle un peu Tatiana dans la scène finale d’Eugène Onéguine. Les décors comme la chorégraphie de la deuxième scène de l’acte II fleurent bon l’univers intimiste de John Cranko.
Il faut dire que la chorégraphie imaginée par José Martinez dans Les Enfants du Paradis est riche de multiples influences, à l’image de la musique inégale composée par Marc-Olivier Dupin. La variation de Garance au bal du rouge-gorge, offre par exemple un mélange des genres surprenant. Elle reprend quelques pas d’Odile dans le pas de deux de l’acte III du Lac des cygnes de Rudolf Noureev. Puis, la chorégraphie se teinte des couleurs de Don Quichotte et de Carmen, en écho à l’entêtant tango joué en arrière-plan. Bien que Lætitia Pujol y déploie la fougue piquante de Kitri, alliée à la séduction autoritaire de Carmen, ses bras ondulent comme des ailes sensuelles de Cygne noir. Garance est inclassable.
À l’acte II, cette ouverture va plus loin encore. Le « ballet dans le ballet » semble tout droit sorti d’une pièce de George Balanchine. Formes géométriques, lignes épurées et tempi enlevés évoquent le cadre chorégraphique des années 1940 contemporaines de la création du film. Karl Paquette brille de mille feux dans le rôle du danseur en vogue mais la prééminence est naturellement accordée à la Ballerine. C’est bien la rayonnante Nolwenn Daniel qui aimante le regard par la fluidité de ses gestes et la pureté de son style. José Martinez imagine par ailleurs une valse percutante pour le bal du comte, qui voit enfin Baptiste conquérir Garance. Ils ne s’aimeront qu’une nuit. Car Baptiste s’est entretemps marié avec son admiratrice de longue date, Nathalie (Muriel Zusperreguy, juste Première danseuse qui n’éclipse pas l’Étoile). Noble d’âme, Garance ne veut pas briser le bonheur sans nuages d’une famille. Et en femme fondamentalement libre, elle part.
Malgré d’ingénieuses trouvailles, tout n’est cependant pas louable dans ce ballet. Depuis Scaramouche en 2005, on avait flairé le goût de José Martinez pour le burlesque façon Commedia dell’arte et le concept de « spectacle dans le spectacle ». Ce dernier ressort a d’ailleurs été utilisé sans succès par Alexeï Ratmansky dans Illusions perdues (2011). Cette appétence pour « la farce naïve, la gaieté saine et franche du peuple » dont Gérard de Nerval déplorait la disparition au profit de « la comédie bâtarde de la société bourgeoise » est confirmée dans ses Enfants du Paradis. Les scènes des boulevards mythifient une imagerie populaire où les différentes classes sociales se confondent en une foule allègre. La magie du théâtre des rues selon José Martinez. Pourtant, la Restauration des Bourbon puis le régime de la monarchie de Juillet marquent par nature un retour en arrière par rapport aux idéaux égalitaires des révolutionnaires.
« La Bohème, La Bohème, ça ne veut plus rien dire du tout« . La rengaine est éternelle. Les Enfants du Paradis célèbre un « Paris d’avant » idéalisé à outrance. Un Paris que l’on croit perdu, où la création artistique aurait essaimé spontanément dans les rues à la faveur d’artistes ne vivant que d’amour et d’eau fraîche. Le ballet porte le message intemporel de lendemains qui déchantent. Comme le disait Jacques Prévert, « la nouveauté, c’est vieux comme le monde ça !« . Pour apprécier un film adapté d’un livre, mieux vaut ne pas avoir lu le roman en question. Le même constat pourrait être appliqué aux ballets inspirés d’un autre art. À cet égard, Les Enfants du Paradis gagne à être appréhendé par une lecture esthétique plutôt que par une approche comparée. Quoi qu’il en soit, ce ballet résulte d’une valorisation de notre patrimoine historique, culturel, cinématographique voire chorégraphique dont il faudrait encourager l’élan créatif.
Les Enfants du Paradis de José Martinez par le Ballet de l’Opéra de Paris au Palais Garnier. Avec Laetitia Pujol (Garance), Mathieu Ganio (Baptiste), Karl Paquette (Frédérick Lemaître), Vincent Chaillet (Lacenaire), Muriel Zurrespeguy (Nathalie), Stéphanie Romberg (madame Hermine), Benjamin Pech (le Comte), Nolwenn Daniel (la Ballerine) et Charlotte Ranson (Desdémone). Le 28 mai 2015 à 19h30.
Lou_des_bois
ah ah ambiguité du titre, en lisant trop vite, j’ai cru un instant que José Martinez avait perdu un pari, avant de voir bien Paris et non pari 😉
Jade Larine
Eh oui Lou, nous avons osé un jeu de mots. La démarche visait bien, notamment, à recréer un Paris perdu (soyons fou, un paradis perdu même). Le pari était audacieux mais loin d’être perdu. Il y a en effet de très belles choses dans cette création.