Giselle au Stanislavski – Natalia Ossipova et Sergueï Polounine à la vie, à la mort.
Elle, la vitalité ardente incarnée. Lui, l’insoumission chevillée au corps. Sur le programme en cyrillique du théâtre Stanislavski, Natalia Ossipova et Sergueï Polounine auguraient une interprétation dissonante de Giselle (« apothéose du ballet romantique » selon l’expression de Serge Lifar) . Imaginer une personnalité solaire dans un acte blanc était aussi incongru que de se figurer un rebelle ténébreux dans les atours d’un prince classique. Le soleil avait rendez-vous avec la lune. Pourtant, le scepticisme s’est dissipé dès l’entrée en scène de Natalia Ossipova, dont la hauteur des ballonnés prédisait sa future métamorphose en Wili. Le couple star apatride du moment a posé ses ailes de géant au théâtre Stanislavski pour une représentation théâtrale de Giselle, en clair-obscur.
Giselle... Cette innocence attendrissante au premier acte qui se meut en grâce fantomatique à l’acte II. Un ballet qui a ému des générations depuis la première, en France, en 1841 mais qui tombe facilement dans l’écueil de la mièvrerie surannée quand les interprètes manquent de maturité artistique. Natalia Ossipova, qui n’est pas une ballerine lisse, a survolé tous les pièges du ballet. Romantique n’est pas niais. Elle a offert une création très personnelle de Giselle, de la paysanne espiègle de l’acte champêtre au feu-follet de l’acte blanc.
A peine Natalia Ossipova avait-elle posé le pied sur scène que l’on sentait déjà en elle une Giselle terrestre ; une technique de saut spectaculaire, estampillée Bolchoï, alliée à une danse hardie et intrépide, bien ancrée dans le sol. Il y avait par ailleurs un délicieux résidu de Fille mal gardée dans l’incarnation de cette Giselle avec un soupçon de malice au coin des lèvres. Et que dire des qualités indéniables de comédienne de Natalia Ossipova, dont l’expressivité tout en nuances a construit une scène de la folie digne d’une pièce shakespearienne ? Le mime semblait spontané sans énonciation appliquée et le jeu captivait par son intensité et sa générosité. La complicité, en public comme en privé, que la danseuse entretient avec Sergueï Polounine a par ailleurs dégagé une aisance aussi naturelle que communicative tout au long du premier acte.
Natalia Ossipova se distingue davantage encore, vis-à-vis de ses comparses titulaires du rôle, dans le deuxième acte. Les ballerines ont coutume d’aborder la Giselle blanche comme une allégorie de la féminité idéalisée du XIXe siècle romantique : pure, aérienne, éthérée. Sans fard, Natalia Ossipova l’a interprétée au premier degré : une défunte mue par une force outre-tombe. Elle était cadavérique comme si elle sortait de terre. Les traits défaits, le regard inerte, le teint pâle comme le marbre tombal. Natalia Ossipova est de ces danseuses qui n’hésitent pas à laisser leur coquetterie en coulisses pour donner vie – et mort – à leur personnage. Pour autant, cette apparence de spectre n’exhale pas la fragilité traditionnelle de la Wili. Elle a dégagé une puissante rage de vivre transmise, de-ci de-là, par des grands jetés sportifs et autres sauts bondissants. Vie et mort s’entrelacent, la Giselle ossipovienne est un étonnant oxymore.
A ses côtés, Sergueï Polounine a semblé peu investi. Malgré une démonstration de force très réussie – des entrechats 6 virtuoses – le danseur est resté sur sa réserve, suggérant un monde intérieur plus fascinant que le spectacle des délicates Wilis du corps de ballet. Il a incarné un prince distrait et peu enclin à la fougue romantique de sa bien-aimée. Son corps traduisait une forme de lassitude, mis à par un solo mélancolique très convaincant lors du recueillement sur la tombe de Giselle. L’argument étant fondé sur les différences fondamentales entre les deux protagonistes principaux, le décalage n’est pas forcément un contresens. La spontanéité solaire de la paysanne et la sobriété dictée par la pudeur de l’aristocrate ont permis un certain équilibre. Et face à la personnalité volcanique de Natalia Ossipova, la présence d’un autre pur-sang aurait pu dénaturer le ballet, au risque de virer au cocktail Molotov.
L’individualisation de la carrière des danseur-se-s – en Russie plus qu’ailleurs – a souvent occulté le titre du livret original (Giselle ou les Wilis). C’était sans compter sur la reine des Wilis de la soirée Oksana Kardash, liane racée, qui a déployé un charisme autoritaire dans le long tutu de Myrtha. Elle a ajouté ce qu’il fallait de lyrisme pour susciter l’extase. Danse élégante et présence magnétique ont réhabilité un rôle trop souvent éclipsé par Giselle.
La troupe du Stanisvalski a également exhibé deux talents formés à Perm dans le pas de deux des Paysans. Ce dernier rime souvent avec ennui d’un spectacle scolaire de fin d’année. Mais Tatiana Melnik, florale, fine et précise et Dmitri Diatchkov, danseur étonnamment noble pour un rôle de paysan, ont illuminé le premier acte par leur ravissante fraîcheur et leur éblouissante technique. Le tout a été sublimé par les décors poétiques sans affèterie de Vladimir Arefiev. La permanence des motifs sylvestres façon aquarelle met en exergue le joli travail de lumière des différentes scènes.
Ballet intemporel par les thèmes qu’il aborde, Giselle est toutefois marqué par une esthétique proprement XIXe siècle. Tout en respectant l’argument et sans renier l’essence du ballet, Natalia Ossipova, et dans une moindre mesure Sergueï Polounine ont participé à leur manière d’une régénération de l’œuvre. C’est sûrement à cela que l’on reconnait les grands artistes.
Giselle de Jean Coralli, reprise par Tatiana Legat, par le Ballet du Théâtre Stanislavski avec en artistes invités Natalia Ossipova (Giselle) et Sergueï Polounine (Albrecht). Tatiana Melnik (paysanne), Dmitri Diatchkov (paysan), Oksana Kardash (Myrtha), Daria Darienko (Bathilde) et Sergueï Manouïlov (Hans). Vendredi 24 juillet 2015 au Théâtre du Stanislavski (Moscou).