La Fontaine de Bakhtchissaraï (Rostislav Zakharov) au Mariinsky – Fenêtre sur Crimée
Relique de l’époque soviétique, La Fontaine de Bakhtchissaraï de Rostislav Zakharov n’en demeure pas moins essentiellement russe. Pour savourer ce poème chorégraphique adapté des vers de Pouchkine, il faut se rendre de préférence au Théâtre Mariinsky, temple de l’académisme du ballet russe tel que consigné par Agrippina Vaganova. Comme La Bayadère, Shéhérazade ou Légende d’amour, La Fontaine de Bakhtchissaraï s’inscrit dans la veine des ballets russes qui figurent un Orient passionnel, sensuel et primitif, rutilant d’une large palette de couleurs chaudes et d’amours impétueuses. Tous les ingrédients étaient réunis pour peindre à grands traits la légende romantico-orientaliste de la fontaine des larmes. Le déroulement de l’histoire en Crimée suscitait par ailleurs une curiosité d’autant plus vive qu’on pouvait rattacher la péninsule à une actualité mouvementée. Ni russe ni ukrainienne, La Fontaine de Bakhtchissaraï révèle une Crimée d’influence ottomane, offrant une relecture à la fois romantique et sanglante du khanat des Tatars.
Le caractère enivrant, suavement oriental de ce ballet est en premier lieu imputable aux décors. Fastueux et sans mauvais goût, ils traduisent le profond raffinement de deux styles antagonistes quoique caricaturaux. Le marbre du bon goût européen précède les faïences d’un palais à la Topkapi, qui esquisse un délicieux mirage oriental. Mais du « palais des jardins » (traduction en turc de Bakhtchissaraï), Valentina Khodasevitch a visiblement retenu l’opulence exotique des intérieurs et non le jasmin en floraison et autres évocations de la nature. En pleine rêverie, le khan Guireï annonce la couleur dès le prologue. La Fontaine de Bakhtchissaraï est une longue évasion mélancolique, sous-tendue par l’exil de Pouchkine dans les années 1820.
L’acte I présente tous les aspects d’un ballet classique traditionnel. La valse côtoie les danses de caractère – registre dans lequel la troupe du Mariinsky excelle – au pied d’un palais de l’aristocratie polonaise nimbé d’une belle lumière bleutée. Le public découvre les émois des jeunes Marie et Vaslav, qui inspirent quiétude et innocence. Marie (Oxana Bondareva) représente la noblesse slave dans ce qu’elle a de plus pur et de plus raffiné ainsi que la beauté des femmes polonaises que décrivait Mickiewicz ; longue robe blanche virginale, belles lignes et danse angélique. Vitali Amelishko, grand blond diaphane, complète le tableau idyllique de cet amour rose pastel. Le ballet a pourtant été créé en pleine époque stalinienne (1934) où l’aristocratie des siècles passés n’était a priori pas un idéal national.
L’harmonie millimétrée de cette vie de château est rompue par un élément perturbateur, bienvenu pour la tension dramatique du ballet. L’invasion de féroces Tatars se solde par le massacre sordide des convives, rappelant la permanence des ennemis extérieurs et intérieurs de la Russie. La beauté de Marie éblouit le khan Guireï. Elle est épargnée mais ramenée comme esclave en Crimée. Elle devient une des femmes du harem.
Mais où est Zaréma, l’étoile de l’amour, la beauté du harem ? Hélas ! Pâle et abattue, elle est sourde aux louanges. […] Guireï ne l’aime plus.
Les trois actes orientaux sont pimentés par une scénographie chatoyante et par l’interprétation théâtrale de Zaréma (Alexandra Iosifidi), longiligne beauté fuselée, innervée par une danse à la fois convulsive et lyrique. En favorite du harem tombée en disgrâce auprès de Guireï (Nikolaï Naumov), Alexandra Iosifidi insuffle à son personnage la morgue autoritaire de Gamzatti (La Bayadère), et les ondulations serpentines de Shéhérazade avec un sens du tragique remarquable. Mais sa présence ensorcelante ne parvient plus à susciter l’intérêt d’un khan décidément de marbre, en pâmoison devant sa belle européenne murée dans un chagrin abyssal depuis la perte des siens.
La Fontaine de Bakhtchissaraï semble insinuer une fascination des Orientaux pour la civilisation européenne. En effet, au milieu de cette profusion d’étoffes colorées, la gaze vaporeuse de l’opaline Marie apparait comme une bulle de pureté dans un océan de volupté vicieuse. Accentuant la couleur byronienne de son récit, Pouchkine utilisait d’ailleurs souvent le mot Tauride pour désigner la Crimée, comme pour souligner les racines grecques – et par extension orthodoxes – de cette péninsule pourtant riche d’influences successives.
L’acte III offre d’attendrissantes variations, en écho au désespoir de Marie, martyre des Polonais déportés par les Tatars. Le pas de deux de Guireï et de Marie – symbolisant l’amour impossible entre une chrétienne et un musulman – suivi par la séquence où Marie joue de la harpe – à la manière d’une gravure médiévale – sont autant de parenthèses de grâce qui annoncent en filigrane un sinistre dénouement. L’animosité que Zaréma développe à l’égard de sa rivale débouche sur une dispute vaguement inspirée de La Bayadère. Oxana Bondareva est malheureusement éclipsée par la présence totalitaire d’Alexandra Iosifidi. Marie meurt des mains jalouses de Zaréma. L’Orientale vénéneuse triomphe en achevant l’innocente vestale mais en représailles le Khan, hantée par le souvenir de Marie, la condamne à mort. La Crimée de La Fontaine de Bakhtchissaraï ruisselle d’une férocité âpre et guerrière tout en offrant les charmes du pittoresque oriental qu’évoquait Pouchkine dans ses vers.
J’y ai erré à tartares les passages silencieux où le fléau des peuples, le Tatare effréné se livrait à la joie des festins et à la volupté, après les brigandages d’une de ses excursions. La mollesse y respire encore à présent dans les salles désertes et dans les jardins ; l’eau y murmure, les roses y fleurissent, les grappes y serpentent, et l’or y brille sur les murs.
Dans l’épilogue – sûrement l’une des plus belles scènes du ballet – le khan aperçoit le fantôme de Marie (« une vierge, comme une ombre qui s’envole, apparaissait toujours à mes yeux« ) et celui de Zaréma (« respirant la jalousie dans la solitude du harem« ) derrière la fontaine qu’il a érigée en l’honneur de la défunte Marie. « L’eau murmure dans un bassin de marbre et jaillit en larmes froides qui ne tarissent jamais« .
Une décennie après la première du ballet, qui a eu lieu en 1934, Staline a ordonné plusieurs vagues de déportation des Tatars de Crimée. La Fontaine de Bakhtchissaraï va au-delà du reflet des interrogations identitaires de l’URSS. L’Orient de proximité était déjà une préoccupation de l’Empire russe tout comme il est à l’agenda de la Russie du XXIe siècle. De Pouchkine à Staline en passant par Vladimir Poutine, la Crimée demeure un inépuisable symbole dans l’imaginaire collectif russe depuis 1783, fruit d’un paradis perdu (1954 et 1991) puis retrouvé (2014).
La Fontaine de Bakhtchisaraï de Rostislav Zakharov par le Ballet du Mariinsky, au Théâtre Mariinsky. Avec Oxana Bondareva (Marie), Vitali Amelishko (Vaslav), Alexandra Iosifidi (Zaréma), Nikolaï Naumov (Khan Guireï) et Nail Khairnasov (Nurali). Mardi 28 juillet 2015
La Crimée en quelques dates :
1783 : La Crimée est annexée à l’Empire russe par Catherine II.
1934 : Première de La Fontaine de Bakhtchissaraï au Théâtre Mariinsky.
1944 : Déportation des Tatars de Crimée.
1954 : La Crimée est donnée à l’Ukraine, alors partie intégrante de l’URSS, par Nikita Khrouchtchev.
1991 : Dislocation de l’URSS. La Crimée demeure ukrainienne et échappe à la tutelle moscovite.
2014 : La Crimée redevient russe.