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Soirée Anne Teresa De Keersmaeker, Bartok/ Beethoven/ Schönberg, par le Ballet de l’Opéra de Paris

Nouvelle entrée au répertoire du Ballet de l’Opéra de Paris pour Anne Teresa De Keersmaeker. Après Rain, créé en 2001 sur une musique de Steve Reich, le programme Bartok/ Beethoven/ Schönberg composé de trois pièces datant de 1986 à 1995, illustre encore une fois le goût de cette chorégraphe majeure pour les œuvres musicales complexes, et son talent pour s’en emparer. Trois pièces réjouissantes que les virtuoses interprètes du Ballet de l’Opéra de Paris dansent avec brio, sans toutefois réussir à les incarner.

Quatuor n°4 d'Anne Teresa De Keersmaeker par le Ballet de l'Opéra de Paris

Quatuor n°4 d’Anne Teresa De Keersmaeker par le Ballet de l’Opéra de Paris

Dans le Quator n°4 de Bartok, pièce de jeunesse d’Anne Teresa De Keersmaeker, quatre danseuses partagent le plateau avec les musiciens. Avec leurs godillots, leurs robes noires s’ouvrant en corole dans de multiples déboulés, leurs culottes blanches à maintes reprises dévoilées, elles ressemblent à des collégiennes effrontées, insolentes. Elles tapent des pieds, font mine de marcher sur des talons, jouent à séduire les violonistes, provoquent le public. Les changements d’axes, de centres de gravité, d’ancrages dans le sol et de directions sont incessants, et toutes jouent leur partition à l’unisson ou en canon. Si les quatre danseuses s’emparent du vocabulaire d’Anne Teresa De Keersmaeker sans difficulté, seule Laura Bachman parvient à l’incarner. Elle joue son rôle avec un bonheur palpable, plante ses yeux dans ceux du public, et fascine. Sae Eun Park, au contraire, peu aguerrie aux rôles contemporains, ne parvient pas à se défaire d’une certaine raideur et d’une joliesse qui rendent sa prestation quelque peu maniérée.

Pour la deuxième pièce de cette soirée, Die grosse Fuge, qui s’empare de l’œuvre visionnaire de Beethoven, la volonté d’Anne Teresa De Keersmaeker était de créer « un vocabulaire masculin, non classique et sexué« . Sept danseurs et une danseuse, tous vêtus de sobres costumes noirs, sont là encore en scène avec le quatuor à cordes. La musicalité et la maîtrise du contrepoint de la chorégraphe y explosent en une suite de sauts et tombés au sol vertigineux. Dans cette construction complexe, chaque interprète semble être un instrument qui donne à voir la musique. Tous offrent une prestation virtuose, d’une grande homogénéité, qui paradoxalement souffre de son élégance. Leur façon de tomber comme sur coussinets avec tant de maîtrise, notamment, enlève de l’énergie, de la force au geste. Si les personnalités d’Adrien Couvez et Karl Paquette émergent de cet ensemble, seule Alice Renavand, belle ambassadrice du style contemporain au Ballet de l’Opéra de Paris, parvient à se défaire de toute affectation.

Die Grosse Fuge (La Grande Fugue) d'Anne Teresa De Keersmaeker par le Ballet de l'Opéra de Paris

Die Grosse Fuge (La Grande Fugue) d’Anne Teresa De Keersmaeker par le Ballet de l’Opéra de Paris

Enfin, c’est après l’entracte sur Verklärte Nacht (La Nuit transfigurée) de Schönberg que se clôt la soirée. Œuvre de jeunesse au romantisme tardif, elle est inspirée du poème éponyme de Richard Dehmel, dans lequel une jeune femme, lors d’une promenade crépusculaire dans la forêt, avoue à celui qu’elle aime qu’elle porte l’enfant d’un autre. La nouvelle est accueillie avec amour et bienveillance par l’intéressé. Plutôt que de faire sienne cette trame narrative, Anne Teresa De Keersmaeker choisit de la diffracter en plusieurs pas de deux tendres ou sensuels, dont les étreintes lui sont notamment inspirés par Rodin. Dans un superbe décor de troncs d’arbres et feuilles mortes au clair de lune, six hommes vêtus de costumes noirs, tantôt distants et mystérieux, tantôt bienveillants, sont accompagnés de huit femmes, dont les élégantes robes colorées et les cheveux lâchés évoquent Pina Bausch. C’est chez ces dernières que semblent se concentrer toutes les passions, qu’elles roulent au sol ou se jettent dans les bras de leurs partenaires.

En ouverture, Marie-Agnès Gillot danse beau et grand le désespoir. Pieds gracieusement pointés, bras en parfaite couronne mais dos volontairement vouté, l’expression de son visage est ouvertement tragique. Emilie Cozette, lorsqu’elle entre en scène pour lui faire écho, choisit au contraire la retenue et la sobriété. Et c’est l’intériorité et le naturel de son interprétation qui touchent enfin assurément. Là aussi, et plus encore que dans les deux premières pièces, l’ensemble est superbe et parfaitement dansé, mais malheureusement peu incarné. La contemplation du beau, qui provoque finalement un certain ennui, l’emporte sur le ressenti des passions. La joliesse marque le pas sur l’expressivité.

Marie-Agnès Gillot dans Verklärte Nacht (La Nuit transfigurée) d'Anne Teresa De Keersmaeker par le Ballet de l'Opéra de Paris

Marie-Agnès Gillot dans Verklärte Nacht (La Nuit transfigurée) d’Anne Teresa De Keersmaeker par le Ballet de l’Opéra de Paris

Anne Teresa De Keersmaeker dit « Je danse comme je marche. » Ses compositions scéniques ciselées, géométriques, ses phrases chorégraphiques répétées à l’envie dans de multiples variations, ne sont là que pour mieux révéler les personnalités de chaque interprète, et différents affects. Trouver cette décontraction, ce naturel, ce lâcher prise même, n’est pas chose aisée pour des danseurs et danseuses élevés dans la perfection du geste et la légendaire élégance de la danse française. Comme il n’est pas aisé de laisser émerger dans le mouvement sa personnalité, quand on s’est fondu tout jeune dans un corps de ballet.

Quatuor n°4 d'Anne Teresa De Keersmaeker par le Ballet de l'Opéra de Paris

Quatuor n°4 d’Anne Teresa De Keersmaeker par le Ballet de l’Opéra de Paris

 

Soirée Anne Teresa de Keersmaeker, Bartok/ Beetoven/ Schönberg par le Ballet de l’Opéra de Paris au Palais Garnier. Quator n°4 de Béla Bartok, avec Sae Eun Park, Juliette Hilaire, Charlotte Ranson et Laura Bachman ; Die Grosse Fuge (La Grande Fugue) de Ludwig Van Beethoven avec Alice Renavand, Stéphane Bullion, Karl Paquette, Vincent Chaillet, Florian Magnenet, Nicolas Paul, Adrien Couvez et Alexandre Gasse ; Verklärte Nacht (La Nuit transfigurée) d’Arnold Schönberg, avec Emilie Cozette, Marie-Agnès Gillot, Léonaure Baulac, Séverine Westermann, Letizia Galloni, Emilie Hasbourn, Alice Catonnet, Katherine Higgins, Stéphane Bullion, Karl Paquette, Florian Magnenet, Nicolas Paul, Alexandre Gasse et Takeru Coste. Samedi 24 octobre 2015.

 

Comments (6)

  • SweetyK

    J’ai eu la chance d’assister à la représentation du mardi soir avec la même distribution et je suis totalement d’accord au sujet du Quator n°4, qui m’a d’ailleurs un petit peu ennuyé à cause de ce manque d’incarnation. En revanche, j’ai été beaucoup plus séduite par les deux morceaux suivants, et notamment le dernier dont le caractère poético-tragique m’a semblé sublimé par tous ces danseurs très talentueux, et tout particulièrement le duo Karl Paquette – Léonore Baulac qui m’a vraiment subjugé. En bref, une expérience intéressante, je ne suis pas une grande fan du répertoire contemporain, mais j’ai trouvé qu’il y en avait pour tous les goûts dans ce spectacle, même si j’ai vraiment regretté que la première pièce ne soit pas plus courte, et les deux suivantes plus longues.

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  • Delphine Baffour

    @SweetyK Merci pour votre commentaire. Les préférences, au cœur de ces trois pièces, sont variées et il y a sans doute dans les appréciations de chacun une part de subjectivité. Si j’ai pour ma part moins aimé Verklärte Nach, je suis très curieuse de découvrir La Nuit transfigurée, dans sa version resserrée sur le couple, dansée par les interprètes d’Anne Theresa De Keersmaeker au Théâtre de la Ville en juin.

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  • Alessandra

    Malhereusement, encore une fois, je ne suis pas du tout d’accord avec cette tendance, presque constante chez certains blogueurs, à dire que les danseurs de l’opéra n’arrivent pas à rentrer dans le vrai style ATDK, ni dans l’émotion. Il me semble de lire toujours la meme chose, alors que, sur le plateau, franchement, il y a une progression. Certes, elle peut etre plus ou moins suffisante, selon ses propres opinions et gouts, mais ne pas du tout la voir me semble impossible.
    Je crois d’avoir vu un autre spectacle, à ce point-là, car je pense exactement le contraire de ce que j’ai lu ici, surout par rapport à Verklarte Nacht, et je pense surtout que les danseurs de l’opéra sont en progression interprétative constante sur ATDK, ce qui est très beau à témoigner. Suis d’accord sur le fait que Sae Eun Park continue à passer à coté des pièces ,sans vraiment y rentrer dedans mais pour moi elle a été la seule avec ce genre de problème.
    Ayant vu Quatuor interprété par l’ensemble Rosas aussi, je peux bien dire que j’ai trouvé la distribution décrite dans cette chronique superbissime (mise à par Sae)… oui, Laura Bachmann est celle qu’y est le plus à l’aise, elle possède vraiment ATDK, mais les autres (à part Sae) n’ont pas du tout été moins charmantes et je pense surtout à une superbe Juliette Hilaire…

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  • JL

    Ces danseurs, formés en classique, n’ont d’ailleurs pas forcément vocation à danser du contemporain de ce style. Il s’agit d’une troupe nationale (subventionné) qui a pour rôle de créer bien sûr mais aussi de transmettre un patrimoine riche de plusieurs siècles. Pour les œuvres atypiques comme celles de cette soirée, il existe de petites compagnies privées qui ont le mérite d’être spécialisées et d’apporter quelque chose de neuf dans le paysage chorégraphique institutionnel. Ce triple bill était à mon sens plus approprié au Théâtre de la Ville…

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  • Delphine Baffour

    @Alessandra Merci pour votre commentaire, des points de vue divergents enrichissent toujours le débat. Nulle envie ici, de suivre une quelconque mode, nous nous efforçons tous et toutes de dire au plus près ce que nous avons ressenti. Peut-être, si vous et moi avons des avis différents, est-ce parce que nos attentes le sont aussi ? Pour ne parler que du « Quatuor n°4 », je suis d’accord avec vous pour dire que les danseuses y étaient charmantes. Mais loin de me satisfaire, c’est justement ce que je leur reproche. Elles étaient de jeunes, fraiches et charmantes collégiennes, quand dans la version Rosas elles sont frondeuses et pleines d’ambiguïté, interprétation qui me semble plus riche, plus complexe, moins lisse.

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  • Delphine Baffour

    @JL Les danseurs de l’ONP ont-ils vocation à danser les œuvres des grands chorégraphes contemporains ? Voilà un vaste et récurrent débat. Il semble en effet que ces soirées ne remplissent pas Garnier ou Bastille aussi aisément que les grands ballets, qu’elles ne satisfont pleinement ni les amateurs de classique ni les amateurs de contemporain. Et pourtant, pour ma part, je continue de penser qu’elles doivent se poursuivre (à quelle fréquence est une autre question). Parce que comme tu l’as dit, outre le répertoire, il est bon que cette institution rende aussi compte de la création actuelle. Et surtout, parce qu’il me semble que se confronter à la chorégraphie contemporaine enrichit la pratique des danseurs (ils sont nombreux à l’affirmer, d’ailleurs).
    Quant à dire que ce genre de triple bill est plus adapté au Théâtre de la Ville, je ne suis pas d’accord. Non qu’il n’y aurait pas du tout sa place, mais que cela soulève aussi des questions. Notamment parce que le format triple bill y est extrêmement rare. Les seuls que j’y ai vus étaient des œuvres d’un même chorégraphe assemblées dans une soirée car leurs durées étaient trop courtes pour qu’elles soient données seules. Si l’on se concentre sur Anne Teresa de Keersmaeker, la pièce donnée dans ce théâtre l’année dernière était une création bien moins « classique », bien moins consensuelle que le programme de l’ONP. Et cette année, ce sera « La nuit transfigurée », seule à l’affiche, et dans une version totalement remaniée qui se concentre sur un seul couple.

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