White Spirit au Musée du quai Branly – Rencontre réussie entre street art et transe soufie
White Spirit : étrange titre pour une étonnante, mais belle rencontre, au théâtre du Musée du quai Branly. Shoof (ce qui signifie « regarde » en arabe) est un street artist d’origine tunisienne. Depuis 2007, il graffe partout, sur toiles et murs, ses textes en grands caractères arabes dégoulinants de peinture, pour mieux déconstruire la calligraphie arabe et le regard que les Occidentaux portent dessus. White Spirit est né de son assocation avec l’ensemble syrien Al Nabolsy, chanteurs, danseurs et musiciens de transe soufie. Ceux qu’on appelle parfois « derviches tourneurs » perpétuent un courant mystique de l’islam, né au IXe siècle, qui cherche à accéder au divin par la transe. Comment faire se rencontrer sacré et profane, Orient et Occident, courant traditionnel et société contemporaine ?
White Spirit a l’intelligence de faire dialoguer deux formes d’expression, à la lisière de l’art et du politique pour la première, de l’art et du sacré pour la seconde, en les respectant dans leur singularité. La première partie du spectacle est entièrement consacrée à faire entrer le public dans le rythme de la transe soufie. L’amphithéâtre Claude Lévi-Strauss est nu, et l’ensemble Al Nabolsy prend place sur de simples chaises blanches, en costumes et avec leurs instruments traditionnels. De la musique et des cantiques sacrés émerge la transe des deux danseurs, celle que Shoof décrit ainsi : « une énergie pure qui vient du profond intérieur, qui ratisse large, qui s’étend sans fin, transporte tout sur son horizon, pour étrangement le recentrer, le « verticaliser », tel un point de lumière qui fuse pour communier avec le ciel ».
Les voici qui tournent pendant de longues dizaines de minutes, l’un plus rapide que l’autre, touchant leur visage ou leur poitrine comme pour encore sentir un corps en évaporation, élevant parfois leurs bras vers le ciel en signe d’abandon. Spectaculariser une forme d’art sacrée suscite toujours la méfiance, le soupçon d’une inauthenticité. Mais White Spirit, en prenant le temps d’installer le rituel de transe pour lui-même, en le sublimant par des éclairages jaunes et bleutés d’une douce luminosité, fait entrer dans un état de réception semi hypnotique qui donne peut-être à comprendre quelque chose de cet art sacré.
Après nous avoir entraîné-e-s dans leurs voltes fascinantes, les derviches se retirent, et, au sommet de l’amphithéâtre, Shoof apparaît dans sa tenue de graffeur. L’artiste travaille toujours porté par la musique : « Ce qui m’aid[e] à tenir sur la longueur, c'[est] la musique. Ca me met dans un état où je suis plus inconscient que conscient« . La transe du danseur se transmue en celle du plasticien, qui trace inlassablement ses caractères arabes translucides sur de grandes planches de verre noircies, dans un mouvement répétitif et concentrique.
Le titre White Spirit pouvait évoquer la purification de l’âme des derviches par leur transe ; il prend sa portée corrosive avec l’art urbain de Shoof, qui explore toute l’ambiguïté du rapport de la société contemporaine aux traditions culturelles, à l’islam. Après ce temps d’apprivoisement, un dernier tableau sublime mêle, comme dans Pixel de Mourad Merzouki, danse et arts visuels. L’amphithéâtre, et jusqu’à la robe noire d’un des derviches, s’illuminent des caractères bleu vifs de Shoof et de constellations mouvantes – la scène était en fait entièrement graffée ! Il y a quelque chose de peut-être trop explicite à représenter par des étoiles la dimension cosmique de la transe soufie, c’est-à-dire à figurer l’ineffable. Mais dans le contexte d’un spectacle, et non d’un rituel, cela prend tout son sens : hommage distancié rendu à cet art sacré, question ouverte sur les dialogues entre cultures… White Spirit émerveille autant qu’il rend curieux-se du dialogue respectueux qui a pu aboutir à cette pièce hypnotisante.
White Spirit, par Shoof et l’ensemble Al Nabolsy, au Musée du quai Branly (du 6 au 15 novembre). Jeudi 5 novembre 2015. Spectacle disponible en replay sur Arte.