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Enivrante rentrée du Ballet de l’Opéra de Paris – Crystal Pite signe un chef-d’oeuvre, Tino Sehgal défait les codes

L’an dernier, les nombreuses soirées multiples programmées par Benjamin Millepied avaient parfois déçu, ou du moins provoqué peu d’enthousiasme. Conçu sur le même modèle, le programme de rentrée du Ballet de l’Opéra de Paris pouvait donc susciter de la méfiance. Mais, après une première partie inégale, la soirée Sehgal/Peck/Pite/Forsythe se révéla un événement chorégraphique tel qu’on n’en avait pas connu depuis longtemps à l’Opéra de Paris. Elle fut l’occasion de découvrir deux créations d’une très grande force artistique, dont les chorégraphes ont parfaitement su travailler avec ce que cette troupe et ce lieu ont de particulier. Dans la lignée de Jérôme Bel, Tino Seghal déconstruit les habitudes spectaculaires liées à l’Opéra. Surtout, Crystal Pite signe un chef-d’oeuvre absolument bouleversant, The Seasons’ Canon

The Seasons' Canon, de Crystal Pite

The Seasons’ Canon – Crystal Pite

Pour ce programme, le.a spectateur.rice est invité.e à se rendre une heure plus tôt au Palais Garnier afin de voir les quatre pièces de Tino Sehgal disséminées dans les espaces publics. Danseur.se.s de la compagnie et danseur.se.s extérieur.e.s vêtu.e.s en ouvreur.se.s accueillent ainsi le public dans le Grand Vestibule, se déhanchant joyeusement au rythme d’une phrase qu’ils et elles font fuser dans toute son ironie  : « This is so contemporary !« . Boris Charmatz avait déjà créé l’an dernier dans les espaces publics de Garnier, et danser dans des musées ou des lieux de déambulation est une forte tendance actuelle, dont il faudrait interroger les modalités et les enjeux. Avec Tino Sehgal, la balade se fait au rythme de chacun.e, du grand Foyer aux Rotondes, afin d’y voir des pièces très minimales, chantées et dansées sur le mode du recueillement en soi, à la recherche du moment d’émergence du geste. Ce n’est pourtant que rétrospectivement, à la lueur de sa pièce qui clôt la soirée, qu’elles prendront toute leur intensité.

(sans titre) - Tino Sehgal (en répétition)

(sans titre) – Tino Sehgal (en répétition)

Invité (mais avec discrétion) à se mettre dans un état de réception particulier, le public peut pénétrer dans la salle pour la première partie de soirée, qui voit se succéder deux pièces déjà dansées l’an dernierIn Creases de Justin Peck et Blake Works I de William Forsythe – grands noms de cette création néoclassique que Benjamin Millepied voulait promouvoir à l’Opéra de Paris.

In Creases est interprété par quatre danseurs et quatre danseuses, en justaucorps et académiques qui pourraient être ceux d’un cours. Aucun décor en fond de scène, mais les deux pianistes Elena Bonnay et Vessela Pelovska qui interprètent avec talent Four Mouvements for two pianos de Philip Glass. Si on avait encore un doute, In Creases montre combien Justin Peck s’inscrit dans la lignée de George Balanchine. Avec une belle musicalité et une grande maîtrise de l’espace, le chorégraphe joue avec les pas d’école, depuis les préparations et les étirements jusqu’aux adages.

S’il n’est plus très surprenant de voir une telle déconstruction du langage classique, qui est aussi la pâte de certaines pièces de Christopher Wheeldon, l’effet est toujours plaisant. Les danseur.se.s ressemblent parfois à des rouages d’une extrême précision, sans se départir d’un facétieux sourire. Tou.te.s investissent le mouvement avec finesse – pour moi ce soir, Letizia Galloni et Eléonore Guérineau furent particulièrement marquantes. Mais il manque un peu d’audace, de sel à cette pièce. Il est étrange également de voir les genres masculin et féminin toujours si peu interrogés dans ces pièces néoclassiques, et uniquement des pas de deux homme-femme, alors que tant de configurations chorégraphiques sont explorées.

In Creases - Justin Peck

In Creases – Justin Peck

Suit Blake Works I de William Forsythe, créé l’an dernier pour la troupe parisienne sur des chansons électro-pop-soul de James Blake. Là encore, les costumes (sauf celui de François Alu) sont de sobres justaucorps ou académiques bleus, et il n’y a pas de décor. Les mouvements chorégraphiques se succèdent avec les chansons, d’ensembles en duo – avec notamment un duo pour Léonore Baulac et François Alu, et une battle avec Ludmila Pagliero, Hugo Marchand et Germain Louvet-, mais sans logique apparente.

William Forsythe a pour cette chorégraphie mêlé le néoclassique au hip hop et à des mouvements que l’on pourrait danser en boîteBlake Works I est cependant très décevant, sonnant artificiellement – comme si William Forsythe avait voulu prouver de manière bien trop démonstrative que tout en étant des danseur.se.s à la formation très exigeante, les membres du Ballet de l’Opéra de Paris étaient également des jeunes, des personnes « de leur temps ». Ccomme s’il avait voulu également montrer que la danse (néo)classique peut se nourrir aux autres danses actuelles.

Blake Works - William Forsythe

Blake Works – William Forsythe (Léonore Baulac et François Alu)

Mais après l’entracte, la soirée décolle, pour s’envoler dans le sillage d’un sublime chef-d’oeuvre, The Seasons’ Canon, que vient de créer Crystal Pite. De Crystal Pite, j’avais vu Solo Echo dans le cadre d’une soirée donnée par le Nederland Dans Theater au Théâtre de Chaillot en 2014. Elle y proposait déjà une belle chorégraphie d’ensemble, où les danseur.se.s semblaient former un seul corps (comme a pu le faire également Akram Khan dans Dust). C’est sur cette image d’un groupe se mouvant à l’unisson que s’ouvre The Seasons’ Canon, chorégraphié sur Recomposed de Max Richter, belle réécriture des Quatre Saisons de Vivaldi qui prend toute sa puissance sonore dans une salle de spectacle.

Crystal Pite a voulu s’inspirer de la nature minérale, végétale et animale : comment l’évoquer avec des corps humains ? L’effet est parfaitement réussi, nous transportant de fourmilière en troupeau, de montagne en cascade, du microscopique au gigantesque. Comme l’écrit la chorégraphe pour le programme, cette pièce est « [sa] manière de faire face à l’immensité et à la complexité du monde naturel. » Jay Gower Taylor, Nancy Bryant et Tom Visser signent le décor, les costumes et les lumières indissociables de la chorégraphie. Sur la toile de fond de scène sont projetées des images de synthèse évoquant des phénomènes naturels, ciels d’orage ou tourbillons de neige, auxquels se mêlent en filigrane des silhouettes de danseur.se.s. Le torse nu ou recouvert d’un tissu transparent, vêtu.e.s d’un large pantalon treillis, femmes et hommes sont d’abord indiscernables. Sur leur cou et leur nuque, des giclées de peinture turquoise leur donnent l’aspect de créatures hybrides, qui tressaillent comme des biches aux aguets ou se déplacent avec une agilité arachnéenne.

The Seasons' Canon - Crystal Pite

The Seasons’ Canon – Crystal Pite

The Seasons’ Canon emporte par la beauté bouleversante de ses ensembles, ondulant comme des vagues ou spiralant à l’infini vers le ciel, se jetant en cascades d’un bout à l’autre de la scène – toujours portés par la musique de Max Richter et le décor de synthèse. Les quelques duos et solos sont également saisissants. Marie-Agnès Gillot, Eve Grinsztajn, Eléonore Guérineau, Ludmila Pagliero, Alice Renavand, François Alu, Alessio Carbone, Vincent Chaillet, Adrien Couvez, Alexandre Gasse, Axel Ibot, Marc Moreau et Daniel Stokes se détachent du groupe, pour toujours y retourner, s’y faire protéger ou engloutir. Tou.te.s ces solistes sont sublimes, sans faire concurrence au corps de ballet sur lequel la chorégraphie est bâtie. Blake Works I voulait peut-être montrer combien le Ballet de l’Opéra est de son temps, mais échouait à le faire. The Seasons’ Canon prouve au contraire combien les interprètes de cette compagnie sont capables d’incorporer des langages neufs.

Tout en puisant à de multiples influences, de William Forsythe à Jiří Kylian, Crystal Pite développe un style très particulier, qui met en valeur les lignes ondulantes du corps et puise son énergie dans la terre pour mieux s’élever.

The Seasons' Canon - Crystal Pite

The Seasons’ Canon – Crystal Pite

Comment la pièce de Tino Sehgal (sans titre) pouvait-elle encore passer après une oeuvre d’une telle intensité que le public bouleversé lui a donné une longue standing ovation ? Elle y parvient cependant, tout en étant d’un genre complètement différent. Dans la fosse s’installent des musicien.ne.s aux claviers, au violoncelle, à la basse, à la batterie et aux percussions – qu’il est fascinant de voir jouer -, tandis que les lumières de la salle s’éteignent et s’allument, que les rideaux de scène s’ouvrent et se ferment, et que se dévoilent les coulisses et l’arrière de la scène. Cet arrière de scène que l’on ne voit que lors du traditionnel défilé du Ballet, et qui cette fois se révèle dans sa nudité, jusqu’à ce qu’en émergent des danseur.se.s en tenues de travail. Toutes nos habitudes spectaculaires sont déconstruites par cette pièce qui donne à voir ce que nous n’interrogeons plus : que le spectacle doit s’effectuer dans le noir, avec les coulisses cachées, les danseur.se.s en costume et de face…

Cette création de Tino Sehgal fait penser à Véronique Doisneau de Jérôme Bel, y compris en rompant le quatrième mur lorsque les danseur.se.s passent par la fosse d’orchestre ou les coulisses pour rejoindre le public, y danser et lui parler. Pas d’intrusion agressive dans cette abolition du quatrième mur, mais un dialogue amusé et respectueux dont le public sort joyeux. Il est passionnant de sentir ces corps de danseur.se.s si près de nous, de voir combien la scène les transforme. Lorsqu’ils et elles s’abîment dans une brève transe, l’émotion est grande. Et pour les applaudir il faudra les suivre dans les espaces publics. Tou.te.s ensemble, se pencher sur les balcons surplombant les escaliers de Garnier, et applaudir à tout rompre, dans une ambiance joyeuse comme il est rare d’en connaître à l’Opéra.

Que cela ait été voulu ou non, Tino Sehgal a su prolonger l’émotion extraordinaire provoquée par le spectacle de Crystal Pite.

 

Soirée Sehgal/Peck/Pite/Forsythe par le Ballet de l’Opéra de Paris au Palais Garnier. In Creases de Justin Peck avec Éleonore Guérineau, Marion Barbeau, Letizia Galloni, Jennifer Visocchi, Vincent Chaillet, Axel Ibot, Antonio Conforti et Antoine Kirscher ; Blake Works I de William Forsythe avec Ludmila Pagliero, Léonore Baulac, Fanny Gorse, Sylvia-Cristelle Saint-Martin, Lydie Vareilhes, Laure-Adélaïde Boucaud, Roxane Stojanov, Camille Bon, Eugénie Drion, Clémence Gross, Amélie Joannidès, Marion Gautier de Charnacé, Caroline Osmont, François Alu, Hugo Marchand, Germain Louvet, Jérémy-Loup Quer, Simon Valastro, Grégory Gaillard, Pablo Legasa, Paul Marque, Maxime Thomas, Hugo Vigliotti et Isaac Lopes Gomes ; The Seasons’ Canon de Crystal Pite avec Marie-Agnès Gillot, Ludmila Pagliero, Alice Renavand, Eve Grinsztajn, Marion Barbeau, Aurélia Bellet, Éleonore Guérineau, Aubane Philbert, Charlotte Ranson, François Alu, Alessio Carbone, Vincent Chaillet, Axel Ibot, Marc Moreau, Daniel Stokes, Simon Valastro, Adrien Couvez et Alexandre Gasse ; (sans titre) de Tino Sehgal. Mercredi 28 septembre 2016. À voir jusqu’au 9 octobre

 

Comments (2)

  • Manou

    Très beau spectacle effectivement mais mon expérience en a été assez différente. Blake Works I de Forsythe est une véritable fête de la danse avec une suite de saynètes drôles, enjouées, battle, mettant toujours si bien en valeur les formidables danseurs, sur fond de musique nostalgique. Et comme ça, l’air de rien, avec ce fond musical sans emphase, l’énergie, l’humour, la passion sont vécus de manière subtile et encore mieux mis en valeur.
    Rien de tout ça dans Season’s Canon : c’est ambitieux, ça se veut un chef d’œuvre et Crystal Pite a mis le paquet. Les 4 saisons de Vivaldi, rien que ça ! 54 danseurs, rien que ça ! de l’énergie en barre dans les mouvements d’ensemble et des effets éculés (les danseurs en ligne avec les bras en couronne qui s’ouvrent progressivement). Alors oui, c’est beau, ça en jette et on se laisse prendre au jeu, mais pour moi le chef d’œuvre, c’est Blake Works !

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    • Amélie Bertrand

      @ Manou : Et merci pour votre retour, différent donc forcément intéressant. 🙂

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