50 ans de chorégraphie : Twyla Tharp fait de la résistance
Twyla Tharp et sa compagnie achèvent à New York une longue tournée aux États-Unis pour célébrer 50 ans de chorégraphie. Avec 160 pièces à son actif, elle a construit un vaste répertoire, n’hésitant pas à s’éloigner du monde du ballet pour aller vers Broadway et la comédie musicale ou le cinéma (Hair), suivant en cela son mentor Jerome Robbins. Ses pièces sont au répertoire de toutes les grandes compagnies classiques américaines mais aussi européennes (Opéra de Paris, Royal Ballet, Bolchoï…). La tentation serait grande pour certain.e.s de reléguer aujourd’hui Twyla Tharp au chapitre de l’histoire de la danse mais cette tournée est là pour prouver qu’à 74 ans, elle reste une chorégraphe avec laquelle il faut compter.
Cette longévité est en soi réjouissante tant le panorama chorégraphique américain est aujourd’hui quasi exclusivement masculin. Paradoxal pour un pays qui fut pionnier en la matière : Agnes De Mille, Martha Graham, Lucinda Childs, Carolyn Carlson, Karole Armitage… La liste n’est pas exhaustive mais ce sont les jalons de plusieurs générations qui firent les beaux jours du New York City Ballet, de l’American Ballet Theatre, des compagnies classiques et de la danse contemporaine américaine.
Aujourd’hui, Twyla Tharp apparaît comme une rescapée : elle fut la seule femme chorégraphe au programme de la saison d’automne de l’ABT quand le NYCB n’a aucune chorégraphe à son répertoire cette saison. C’est dire toute la bienveillance qui entoure ce 50ème anniversaire. Twyla Tharp a résisté à tous les courants et les modes qui auraient pu l’emporter.
Pas question d’ailleurs de best of pour ce 50ème anniversaire. Twyla Tharp a délivré deux nouvelles pièces de près de 30 minutes chacune comme un défi au temps qui passe : Préludes and Fugues sur la musique de Jean-Sébastien Bach et Yowzie sur du jazz américain. Ces deux créations se veulent comme un résumé de l’art et du style de Twyla Tharp, fait d’un mélange subtil et heureux du vocabulaire du ballet classique et du jazz, ou même de la danse de rues. Chacune de ces deux oeuvres est précédée d’une courte pièce baptisée Fanfare sur la musique de John Zorn pour en quelque sorte donner le ton et le style. Twyla Tharp a toujours milité pour ce brassage des genres et l’absence de frontières, un credo toujours inscrit dans une rigueur implacable qui laisse peu de place à l’improvisation et tout son espace à la créativité.
Preludes and Fugues, un ballet sur « le monde tel qu’il devrait être » selon la note d’intention de la chorégraphe, pourrait sembler être une gageure. Cette partition géniale , réglée au millimètre, risquait a priori d’enserrer l’inventivité. Twyla Tharp déjoue ce piège en utilisant précisément l’art de la fugue en le transcrivant sur scène : duos, trios , ensembles ne se succèdent pas mais sont présentés comme une phrase ininterrompue et plurielle. Comme à son habitude, Twyla Tharp utilise tout l’espace de la scène et multiplie les angles, quitte à perdre le public qui ne sait où donner de la tête. Pas de pointes pour les danseuses mais une posture résolument classique dans les sauts, le port de bras ou les pirouettes quand le haut du corps est constamment en mouvement.
Des portés acrobatiques, des chutes périlleuses mais contrôlées, des glissades à gogo, cela va à toute allure, ce qui est aussi l’une des marques de fabrique de Twyla Tharp. Sa danse est constamment virevoltante. Celles et ceux qui ont vu l’iconique In the Upper Room savent à quel point les chorégraphies de Twyla Tharp incarnent l’énergie, ce mot si souvent galvaudé. Il y a chez la chorégraphe américaine quelque chose de résolument joyeux. Préludes and Fugues en est un exemple magistral ; sur cette musique parfois austère de Bach, elle crée une danse où chaque pas inspire la joie de vivre.
Les 12 danseur.se.s de sa compagnie, d’âge et de formation différente, ont en commun une solide technique et un sens du groupe d’où émanent un charme et un brio constants. C’est encore plus manifeste dans la seconde pièce du programme Yowzie (onomatopée qui signifie indifféremment un grand bonheur ou une grande douleur), un ballet « sur le monde tel qu’il est… » aux accents beaucoup plus jazz qui montre une autre facette du travail de Twyla Tharp.
Loin des préludes de Bach, cette pièce est chorégraphiée sur sept standards de jazz. Alors que les costumes étaient d’un grand classicisme dans la première partie (pantalons et chemises beige et grise pour les garçons, robes courtes de couleur pour les filles), Santo Loquasto, le collaborateur de Twyla Tharp depuis 1974, a réalisé une palette de justaucorps, de pantalons et de brassières en imprimés multicolores qui occupent tout l’espace et ne se laissent jamais oublier, pas même au dernier rang.
Yowzie s’annonce comme une comédie : les danseurs et les danseuses ne parlent pas mais leurs mimiques montrent à chaque instant ce désir de faire rire. Pas de narration mais une succession de saynètes où l’on se défie l’un l’autre. Il y a en permanence comme une envie de flirt dans ce ballet : à deux ou à trois, tous sexes confondus. On est loin du chef-d’œuvre, ou même des grandes pièces de Twyla Tharp, mais il y a là une forme de légèreté formidablement bienvenue en ces temps contrariés.
50th anniversary Tour de Twyla Tharp au David H.Koch Theater Lincoln Center de New York. Preludes and Fugues et Yowzie de Twyla Tharp avec John Seyla, Rika Okamato, Matthew Dibble, Ron Todorowski, Daniel Baker, Amy Ruggiero, Ramona Kelley, Nicholas Coppula, Eva Trapp, Savannah Lowery, Reed Tankersley et Kaitlyn Gilliland- Mardi 17 novembre 2015. À voir jusqu’au 22 novembre.