La Reconquista de Carmen (et Suite Flamenca) par la compagnie Antonio Gades
Il ne s’agit pas seulement de fierté nationale. Antonio Gades, réformateur consensuel du flamenco, a voulu redonner une âme à ce genre folklorique. En créant le ballet Carmen, qui instille à petites doses les codes du classique (justaucorps, petite batterie, déboulés, ensembles de corps de ballet), le chorégraphe a enrichi le flamenco de nouvelles influences. Mais en bon homme du peuple, il n’a pas occulté la dimension populaire de cet art espagnol ancestral. Chant, danse, musique, les trois éléments constitutifs du flamenco se sont entrelacés pour donner vie à l’histoire de Carmen et pour restituer les tableaux de Suite Flamenca, le deuxième ballet de la soirée. Le spectacle n’a toutefois pas pleinement restitué la familiarité flamboyante du flamenco. Les tableaux se sont succédé sans chaleur communicative. Le flamenco de la compagnie Antonio Gades serait-il devenu trop formaté ?
Se réapproprier un mythe national galvaudé par des interprétations trop stéréotypées, tel était l’enjeu de la création du ballet Carmen d’Antonio Gades en 1983. Après trop d’errances en terres de France, il fallait enfin rapatrier Carmen en Espagne. Prosper Mérimée avait fait de Carmen la personnification du vice originel de la femme (« Toute femme est comme le fiel« ). Deux serpents s’affrontent en elle, Thanatos et Eros (« Mais elle a deux bonnes heures, une au lit l’autre à sa mort« ). La Carmen d’Antonio Gades est à bien des égards l’écho de cette épigraphe. Elle offre une danse tellurique, ancrée dans le sol, rehaussée de bras-tentacules qui ondulent d’une fierté conquérante.
Dans le rôle-titre, Maria José Lopez a le port de tête d’une guerrière triomphante et l’agitation frénétique de ses talons traduit la possession du démon. Antonio Gades n’a pas non plus fait table rase des vestiges de l’opéra que Georges Bizet avait écrit pour l’héroïne la plus emblématique de la péninsule ibérique. Il en a d’ailleurs repris les motifs musicaux, bariolés d’accents espagnols. Et dans le mythe, dans la nouvelle, dans l’opéra comme dans le ballet flamenco, le couperet moraliste ne manque pas de tomber. Carmen, la pécheresse, est poignardée à mort par l’un de ses amants dans une scène finale saisissante qui embrase, trop tardivement peut-être, le Casino de Paris.
C’est davantage dans la structure chorégraphique du spectacle qu’il faut puiser pour saisir l’originalité du genre Gades. Ici, le flamenco s’échappe des cafés cantantes de l’Andalousie populaire pour s’immiscer dans une salle de répétition, au service d’un mouvement expressionniste et d’une trame narrative. Apogée du flamenco théâtral ? Le rythme est efficace, alternant entre séance de répétition vivace, et scènes de la vie de la pétulante Carmen, la gitane qui vit au gré de ses envies. Antonio Gades a bien sûr préservé l’essence du flamenco et pas seulement par la fleur rouge qui orne la chevelure de jais de l’héroïne. Le spectacle ne tombe toutefois jamais dans le mauvais goût, fort heureusement.
Les jupons dépareillés et les justaucorps colorés ancrent le hors-scène dans un réalisme qui est propre au flamenco. Le flamenco est le miroir de la société dans toute sa diversité, loin de vouloir en gommer les aspérités, il scande le droit à la différence. On est loin de la perfection millimétrée d’un corps de ballet traditionnel. Chaque artiste de la troupe affiche une danse franche, parfois brutale, alliée à un tempérament sanguin.
Le dépaysement, pour le.la spectateur.rice parisien.ne, est certain. Mais il ne va pas assez loin. L’ivresse est absente de la salle ; l’ambiance est encore trop polie sur scène. Rien ne dépasse. Où sont la fougue débordante de la danse flamenca et les pics de transe du public ? La sensualité dévastatrice de Maria José Lopez, dans sa longue robe fluide, l’investissement dramatique de Miguel Lara, la maturité artistique suprême de Stella Arauzo ne suffisent pas. Voulant trop s’éloigner de la frivolité caricaturale avec laquelle elle a été représentée par le passé, la Carmen espagnole d’Antonio Gades souffre d’avoir été trop lissée, voire policée. Les yeux et les oreilles seront ravis mais l’émotion, le soir de la première, était timide. Spectateur.rice.s parisien.ne.s, réveillez-vous !
Carmen et Suite Flamenca d’Antonio Gades par la compagnie Antonio Gades au Casino de Paris. Carmen d’Antonio Gades avec Maria José Lopez (Carmen), Miguel Lara (José), Jario Rodriguez (Toréador), Miguel Angel Rojas (Mari), Stella Arauzo et Jacob Guerrero ; Suite Flamenca d’Antonio Gades avec Stella Arauzo, Miguel Lara, Miguel Ángel Rojas et Jacob Guerrero. Vendredi 4 décembre 2015. À voir jusqu’au 13 décembre.