Les Cahiers de Nijinski – Brigitte Lefèvre et Daniel San Pedro
Dans la petite salle Maurice Béjart du Théâtre de Chaillot, l’ambiance intime dresse un cadre propice aux Cahiers de Nijinski, création mise en scène par Brigitte Lefèvre et Daniel San Pedro. Sur une pente immaculée qu’éclaire doucement une lumière oscillant du crépuscule à l’aurore, le comédien Clément Hervieu-Léger et le danseur Jean-Christophe Guerri donnent avec sobriété corps et parole à ce texte bouleversant, écrit par Nijinski au début de son internement.
Les deux artistes portent les mêmes vêtements, modestes chemise et pantalon en léger tissu évoquant tantôt l’internement, tantôt l’envol d’un sujet qui aspire à la liberté. L’un, Clément Hervieu-Léger, est en blanc écru, l’autre, Jean-Christophe Guerri, en gris anthracite. Ce ne sont pas deux faces antagonistes qu’ils symbolisent, mais une solitude qui porte en creux l’insatisfaction profonde d’un homme aliéné dans ses rapports aux autres. Clément Hervieu-Léger récite avec une sensibilité bouleversante les Cahiers écrits par Vaslav Nijinski en 1919, créant une forme de communion avec cet homme au moment où il s’enlise dans la folie. Jean-Christophe Guerri est lui plus discret, présence spectracle, à la fois juge, parent, adversaire et compagnon de tendresse.
Et l’on en vient à s’interroger, assez vertigineusement, sur ce qu’on appelle folie, ses causes (psychiatriques, sociales, religieuses ?), ses symptômes, sa construction sociale : quelles sont les frontières entre extrême sensibilité et folie ? Certains passages des Cahiers sont si absurdes qu’ils en deviennent cocasses, d’autres d’une terrible incohérence, d’autres encore d’une telle lucidité psychologique et politique qu’elle ne peut que remettre en cause les frontières de la folie et de la raison. Cet homme qui se plaint « on m’a dit que j’étais fou, je sentais que j’étais vivant », qui voit parfaitement la relation amoureuse entre sa femme et son médecin, qui est-il ? Qui est ce Nijinski qui écrit ses Cahiers ? A qui parle-t-il ?
Dans ses Cahiers, la compassion de Nijinski (à laquelle il donne le nom d’ »amour« ) semble sans limites, jusqu’à brouiller ce qu’il perçoit comme son moi. Il « pleure » sur les autres, ceux qu’il dit « ressentir« . « Je suis Dieu« , « Je suis le sang du Christ« , « Je suis le Dieu qui meurt quand il n’est pas aimé« , « Les étoiles me scintillent« … Autant de phrases, obsessionnellement répétées, qui sont aussi touchantes que terrifiantes, et oscillent, dans une forme de délire mystique, entre mégalomanie et annihilation de soi.
La danse occupe étonnamment peu de place dans ces écrits. C’est surtout de vie, de mort, de sexualité dont parle Nijisnki (avec une liberté et une crudité qui permettent de comprendre pourquoi la version des Cahiers parue dans les années 1930 fut tant épurée par sa femme). Mais quand il est question des Ballets Russes, c’est à propos de Diaghilev, et les paroles de Nijinski font exploser le mythe que l’on se fait sur leur relation, en nommant ce qui furent peut-être des abus sexuels.
La mise en scène de ces Cahiers mêle avec délicatesse récitation et danse, ou plutôt paroles et gestes qui évoquent une danse passée. Traces du Faune, de Petrouchka, du Sacre du printemps… émaillent la pièce. On peut simplement regretter que Jean-Christophe Guerri reste si souvent en retrait dans la mise en scène, tant sont beaux les moments où les deux artistes interagissent « à plein », et où la danse entrave la parole, lui donnant une résonance inédite.
Les Cahiers de Nijinski, mise en scène de Brigitte Lefèvre et Daniel San Pedro, avec Clément Hervieu-Léger et Jean-Christophe Guerri, au Théâtre National de Chaillot, du 3 au 24 novembre 2016.