Paris-New York-Paris par le Ballet de Lorraine, une histoire d’avant-gardes
En ouverture de l’année 2016, le Théâtre National de Chaillot a choisi d’inviter pour deux semaines le Ballet de Lorraine. Dans le premier des deux programmes Paris-New York-Paris, Petter Jacobsson, son directeur, remonte l’historique Relâche, ballet dada de Francis Picabia datant de 1924. Interrogeant la modernité à travers les époques, il l’accompagne du Sounddance de Merce Cunningham et de Corps de Ballet, création de Noé Soulier.
C’est en 1916, à Zurich, que le mouvement Dada voit le jour. Tristan Tzara et ses complices investissent le Cabaret Voltaire, « première scène underground du siècle« sur laquelle se produira notamment Rudolf Laban, et éditent la revue du même nom. Selon Marc Dachy, spécialiste de ce mouvement, « Le « Manifeste Dada 1918« , proclamé le 23 juillet, publié en décembre dans la revue Dada 3, moins d’un mois après la disparition de Guillaume Apollinaire, change le destin, non seulement du mouvement né à Zurich, mais de l’avant-garde mondiale. […] Tzara y insiste. À la mort de l’art, sans cesse et déjà annoncée, il réplique par une formule, il y oppose « un art plus art ». Dialectique de la construction par la destruction : l’art est à la fois la discipline aliénée compromise dans le cours du monde et le lieu à partir duquel exercer une critique de cette aliénation. Soustraire l’art à ce qu’une organisation sociale déchue en a toujours attendu et exigé, en renouveler les formes et les significations, c’est lui assigner un rôle accru d’utopie essentielle, de prototype. » Enthousiasmés par ce manifeste, Francis Picabia rend visite à Tzara tandis qu’André Breton lui écrit son admiration. Tous deux l’accueillent à son arrivée à Paris en janvier 1920. C’est ainsi que le mouvement Dada s’épanouit à partir de cette date dans la capitale française.
Lorsqu’en décembre 1924 est donné au Théâtre des Champs Elysées Relâche, de violentes et incessantes querelles divisent futurs surréalistes et fidèles d’un mouvement Dada mourant. Une des représentations de la pièce de Tristan Tzara, le Cœur à gaz, a été violemment interrompue par Breton, Aragon, Eluard et Péret un an plus tôt. En juin 1924 c’est Erik Satie qui fait les frais de ces désaccords, à l’occasion de la création du ballet Mercure, dont il compose la musique alors que Picasso imagine les décors. Il écrit le lendemain à Rolf de Maré, mécène et impresario des Ballets Suédois : « Bruit hier à la cigale, les Faux-Dadas sont venus me conspuer. Oui. » C’est également en 1924 que parait le Manifeste du surréalisme d’André Breton, et le dernier numéro de la revue de Francis Picabia, 391, dans laquelle il écrit « Tzara […] écrivait en Suisse des œuvres extrêmement personnelles où Breton a puisé sans scrupules pendant que d’autre part il se prosternait aux pieds de Gide et faisait des avances à Blaise Cendrars« . Et d’ajouter dans L’Ère Nouvelle : « Les seuls hommes ayant créé le mouvement Dada sont Marcel Duchamp, Tristan Tzara, Huelsenbeck et Francis Picabia, les autres n’ont été que des comparses qu’il nous a fallu employer comme on emploie au théâtre des figurants indispensables ».
Relâche, Ballet instantanéiste en deux actes, un entr’acte cinématographique et la Queue du chien, peut être considéré comme une des toutes dernières manifestations dadas. « Une salve d’honneur » comme l’écrit Marc Dachy à propos des Sept manifestes Dada de Tristan Tzara, qui paraissent en octobre 1924. Commande des Ballets Suédois de Rolf de Maré, grands concurrents des Ballets Russes, le spectacle réunit autour de Francis Picabia qui en assure la conception, le musicien Erik Satie, le chorégraphe et danseur Jean Börlin et le tout jeune cinéaste René Clair. Œuvre conceptuelle, elle dynamite le genre du ballet en y mêlant celui du music-hall, très en vogue dans les années 1920. Elle y introduit un film pour une des toutes premières fois. C’est une « ciné-chorégraphie » selon les termes de son auteur. Œuvre provocatrice, elle brouille les frontières entre public et artistes. « Les spectateurs sont les acteurs des acteurs » dit Picabia.
Danseurs et danseuses se mêlent à la salle. Spectateur et spectatrices sont éclairés par plusieurs centaines de phares de voitures qui les éblouissent. Plus tard, dans le mythique film Entr’acte que René Clair réalise sur un scénario de Picabia, un canon ou celui d’un fusil en gros plan les vise. Une publicité parue dans la revue 391 annonce « Apportez vos lunettes noires et de quoi vous boucher les oreilles« . L’ingénieux décor du deuxième acte, sorte de tableau noir couvert de phrases et de signes qui s’éclairent par intermittence, proclame : « Si cela ne vous plait pas, vous êtes libres de foutre le camp » ou encore « Aimez-vous mieux les ballets à l’opéra ?« . Pied de nez à André Breton et ses amis, on peut y lire également, » Erik Satie est le plus grand musicien du monde » et même « Messieurs les surréalistes ex Dadas on vous garde une place au panthéon. Ou à la morgue ! »
Dernière production des Ballets Suédois, dont les spectacles sont trop avant-gardistes pour s’assurer une rentabilité pérenne, Relâche disparait rapidement et pour longtemps des théâtres. Il faut attendre 1979 pour que le chorégraphe américain Moses Pendleton en offre une version au public parisien, dansée notamment par Patrick Dupond et Isabelle Guérin, sur la scène de l’Opéra Comique. Puis 2014 pour que Petter Jacobsson s’en empare à son tour. Désir légitime pour celui qui, aujourd’hui à la tête du Ballet de Lorraine, fut directeur du Ballet Royal de Suède, et lié par une longue amitié au fondateur du musée de Stockholm, Bengt Häger, proche de Rolf de Maré. Accompagné de Thomas Caley, le chorégraphe suédois se lance dans d’importantes recherches (archives, partitions annotées, coupures de presse d’époque, photos, maquettes de décors…) pour remonter la pièce au plus près de sa version première. C’est ainsi qu’elle revit aujourd’hui à Chaillot, à quelques rues de son écrin d’origine.
Après un bref prologue filmé, le rideau s’ouvre sur un impressionnant décor composé de plusieurs centaines de réflecteurs. Un pompier, décoré, fume. De la salle, tantôt dans l’obscurité tantôt balayée par des projecteurs, une femme, étincelante robe du soir et cape verte, s’extraie. Après avoir rejoint le premier sur scène, elle se contente elle aussi de fumer, en déambulant d’un air satisfait. Commence alors un spectacle foutraque, aux airs de happening avant l’heure et pourtant très écrit, ou l’absurde le dispute à d’ironiques ou potaches transgressions. Bien sûr, les multiples provocations de Picabia et de ses acolytes font aujourd’hui moins mouche. Le mélange des genres savant et populaire, qu’une danseuse se départe d’une partie de sa robe pour marcher sur le dos courbé de ses boys en frac, ne choque plus personne. Certaines allusions sont même difficiles voire impossibles à comprendre 90 ans plus tard. Qui connait encore les chansons paillardes évoquées par la partition de Satie et qu’une partie du public chantait alors en cœur ? Qui reconnaît au premier coup d’œil une voiture de paralytique dans le drôle d’engin sur lequel Jean Börlin entrait en scène ?
Mais cela n’empêche pas de goûter les délicieuses surprises qu’offre le Relâche du Ballet de Lorraine. Voir la femme en robe de soirée, traverser la scène nonchalamment allongée sur une civière, portée par deux infirmières, dont une à barbe, croix rouges cousues sur leurs blouses blanches au niveau des seins, fait toujours sourire. Et découvrir enfin Entr’acte, entre les deux actes du ballet, sur grand écran est un régal. On se délecte de Satie et Picabia sautant au ralenti en chargeant un canon ; de Man Ray et Marcel Duchamp jouant aux échecs sur le toit du théâtre des Champs-Elysées ; de la folle poursuite par son cortège d’un corbillard, d’abord tiré par un dromadaire, emmenant Jean Börlin ; de la ballerine virevoltante, dont on découvre les bas et la culotte puisqu’elle est filmée par en dessous, qui s’avère être un homme à la barbe fournie.
Pour Marc Dachy, l’art Dada est « la référence de toutes les avant-gardes à venir« . Quel héritage a alors laissé un ballet comme Relâche pour les générations suivantes ? C’est la question que pose Petter Jacbsson avec le programme Paris-New York-Paris. Si l’on parle de filiation, le nom de Merce Cunningham, considéré avec John Cage, comme un post Dada par de nombreux auteurs, vient aisément à l’esprit. Comme les dadas, le chorégraphe, point de bascule entre danse moderne et post-moderne, révolutionne son art. Comme l’a fait Tristan Tzara pour trouver le nom de son mouvement ou Jean Arp pour réaliser ses collages de papiers déchirés, il utilise l’aléatoire dans ses compositions chorégraphiques. Il crée des happenings, le ballet Walk around time à partir du Grand Verre (La mariée mise à nue par ses célibataires, même) de Marcel Duchamp, de nombreuses pièces de jeunesse sur des musiques d’Erik Satie. Pour cette soirée, Petter Jacobsson choisit de présenter son célèbre Sounddance. Dix danseurs et danseuses, se meuvent en tous sens dans un « chaos organisé« , au rythme de la musique trépidante de David Tudor, devant les drapés d’un rideau doré qui rétrécit l’espace scénique. Les interprètes du Ballet de Lorraine s’emparent avec brio de cette chorégraphie virtuose à l’énergie débridée.
Entre Relâche et Sounddance, se glisse Corps de Ballet de Noé Soulier. Créé en 2014 à la demande de Petter Jacobsson, il est le témoignage contemporain du programme. Le jeune chorégraphe y déconstruit la grammaire classique. Danseurs et danseuses enchainent les pas de liaison, (ils.elles se préparent à effectuer une pirouette, un saut mais ne les font pas) ou plus tard les gestes de pantomime jusqu’à ce qu’ils deviennent incompréhensibles. Si l’on peut voir dans cette pièce abstraction et déconstruction d’un ancien langage afin d’en créer un nouveau, si elle est ludique et intéressante, sa démarche n’est ni nouvelle, ni révolutionnaire. Ne bénéficiant ni de l’évident intérêt historique de Relâche, ni de la fougue de Sounddance, elle peine à se faire une place dans ce programme relevé. La distribution peu homogène, certains des interprètes semblant avoir du mal à s’approprier son vocabulaire, n’y aide pas.
Paris-New York-Paris par le Ballet de Lorraine au Théâtre National de Chaillot.
Relâche de Francis Picabia (conception) et Jean Börlin (chorégraphie) avec Elisa Ribes, Jonathan Archambault, Fabio Dolce, Joris Perez, Bulat Akhmejanov, Matthieu Chayrigues, Justin Cumine, Charles Dalerci, Dmitri Domojirov, Phanuel Erdmann, Tristan Ihne, Yoann Rifosta, Valérie Ferrando et Ligia Saldanha ; Corps de Ballet de Noé Soulier avec Agnès Boulanger, Pauline Colemard, Vivien Ingrams, Nina Khokham, Laure Lescoffy, Valérie Ly-Cuong, Sakiko Oishi, Marion Rastouil, Elisa Ribes, Ligia Saldanha, Jonathan Archambault, Matthieu Chayrigues, Justin Cumine, Charles Dalerci, Fabio Dolce, Tristan Ihne et Yoann Rifosta ; Sounddance de Merce Cunningham, avec Agnès Boulanger, Valérie Ly-Cuong, Sakiko Oishi, Marion Rastouil, Elisa Ribes, Jonathan Archambault, Justin Cumine, Fabio Dolce, Phanuel Erdmann et Yoann Rifosta. Mercredi 6 janvier 2016.
Pour aller plus loin : Archives dada de Marc Dachy aux éditions Hazan.