Le Ballet triadique ou quand l’interprète devient décor
Les danseur.se.s du Bayerisches Saatsballett II (Jeune Ballet de Munich), grâce au Tanzfonds Erbe, ont foulé les planches de l’Akademie der Künste pour nous plonger au cœur du Ballet triadique d’Oskar Schlemmer (1888-1943), créateur polymorphe et scénographe du Bauhaus, qui renouvela le corps à travers la forme pour mieux traduire les énergies contemporaines. Le Ballet triadique, rythmé par une partition tout particulièrement stridente de Hans-Joachim Hespos, s’apparente à une sculpture chorégraphiée, alliant poésie mathématique et liberté contrôlée.
Selon Oskar Schlemmer, ce ballet ʺdoit son origine à une imagination ludique, au plaisir premier de la forme, de la couleur et de matériaux particuliers avec lesquels sont fabriqués les masques et les costumesʺ. La version re-présentée le 14 janvier dernier est signée du chorégraphe allemand Gerhard Bohner qui remodela, en 1977, l’œuvre datant originellement de 1922. Alwin Nikolais, Tadeusz Kantor, Bob Wilson et Philippe Decouflé, entre autres, tombent alors sous le charme de cette œuvre au fort potentiel performatif.
Oskar Schlemmer expose un espace fictionnel tridimensionnel : trois danseuses et six danseurs interprètent douze variations en trois parties, de trois couleurs (jaune, rose et noir), sous trois formes (carré, cercle et triangle). Et le ballet comprend un élément fondamental : l’habit, qui déforme mais articule aussi la gestuelle.
Ces formes déstabilisent toutefois l’équilibre corporel des danseur.se.s. Ainsi la délicate Marta Cerioli, au joli cou-de-pied, semble un peu intimidée, voire crispée, dans son tutu-assiette en bois. Cela n’est toutefois pas lié à la chorégraphie, composée de simples dégagés, penchés arabesque ou tours de promenade. Son centre de gravité est perturbé par l’inertie de ce tutu lourd et encombrant : la danseuse n’a plus que le choix de ʺconditionner ses mouvements non plus sentimentalement mais mécaniquement, rationnellementʺ. Son partenaire, le scaphandrier (Flemming Puthenpurayil), aux bras engoncés et dissimulés sous d’insolites tentacules orange, s’élance telle une toupie vers sa danseuse.
Le costume devient une gageure. Isidora Markovič, ceinte d’un tutu en fil de fer (formant une multitude d’anneaux saturniens) et d’une coiffe assortie, est déséquilibrée dans sa descente en grand écart. Mais son attitude altière et ses cambrés onduleux rappellent ceux du Lac des cygnes, les pirouettes en manège transforment la danseuse en un astre en révolution.
Les danseurs du Jeune Ballet de Munich se montrent plus vifs, plus enjoués aussi que les demoiselles. Ils se révèlent dans leurs rôles, surtout quand l’humour, le folklorisme et le mime de la commedia dell’arte prennent le pas sur la danse. Dans la seconde partie rose, au trio des Turcs par exemple : le danseur avec la quille (Simon Jones) excelle dans la pantomime, tel un Petrouchka. Sa partenaire à la jupe à boules bigarrées, la toute frêle Annamaria Voltolini, pourtant objet de convoitise des deux danseurs, ne parvient pas à lui voler la vedette. Il y a également ce tutu-boule rose pastel qui entrave clairement Annamaria Voltolini : impossible de faire un retiré ! Le caractère clownesque de la saynète n’en est pas moins évident, la perruque rigide (imitant la coiffure d’Olive, la femme de Popeye) en témoigne. Les pas de claquettes (la danseuse porte des chaussures de charleston) ajoutent un brin de folie années 1920 à l’instant.
Mention spéciale, en début de seconde partie rose, à ce tutu-accordéon en papier couleur dragée, qui est comme plaqué à la verticale. L’expressive Isidora Markovič ne tourne jamais le dos au public. La danseuse peut, par contre, davantage danser. Elle enchaîne menés, piqués, pas de basque et arabesques, tout en douceur. Le pas de deux qui s’ensuit oppose deux contraires : l’arrondi et moelleux versus l’anguleux et rigide. Un harlequin bidendum (technique Carl van Godtsenhoven), une sorte d’homme-nuage affublé d’un bonnet phrygien, évolue avec sa partenaire au tutu de nacre, projetant des ombres sur le plafond.
La lumière occupe d’ailleurs une place fondamentale dans le ballet : tantôt blanche en poursuite, tantôt chaude et zénithale, elle sublime les costumes. Dans la dernière partie noire, la lumière tamisée se reflète sur les surfaces irisées couleur bleu nuit d’une robe spirale. La sculpture prend vie et l’éclairage tout son sens, notamment dans les nombreux tours et le manège de la virevoltante Marta Cerioli, à l’effet cinétique hypnotisant. La musique, le costume, la lumière et le mouvement se rencontrent pour devenir un art total, un équilibre parfait entre abstraction et figuration. Dans l’obscurité la plus totale, deux guerriers, tels des hoplites grecs, apparaissent avec des lances. Les rais de lumière se réfléchissent sur les boules dorées des lances et sur les tranches du surprenant costume « intégré », les danseurs faisant corps avec le bouclier bicolore. Le travail chorégraphique, opéré sur les changements de direction, repose entièrement sur les effets lumineux : une vraie trouvaille scénographique ! Malheureusement la bande-son a semblé dérailler à ce moment…
En somme, la forme et les couleurs en mouvement s’inscrivent à l’intérieur d’un cadre. Cohérent dans sa démarche minimaliste, Oskar Schlemmer expérimente toutefois au sens artistique large du terme. Comme il s’interrogeait : ʺLa sphère, la demi-sphère, le cylindre, l’assiette, les disques, la spirale, les ellipses, etc. ne sont-ils pas les formes spatiales de la danse et les éléments de mouvement et de rotation par excellence ?ʺ Si Oskar Schlemmer était à l’origine désireux de s’éloigner de la danse classique, le chorégraphe Gerhard Bohner choisit de faire appel à des danseur.se.s à la technique soignée et académique pour supporter le poids des subtils costumes-décors. Mais cette reconstruction n’en reste pas moins une exploration équivoque et surnaturelle.
Le Ballet triadique (Das Triadische Ballett) de Gerhard Bohner d’après Oskar Schlemmer par le Bayerisches Staatsballett II de Munich à l’Akademie der Künste. Avec Marten Baum, Marta Cerioli, Brandon Demmers, Simon Jones, Filippo Lussana, Isidora Markovič, Flemming Puthenpurayil, Annamaria Voltolini et Carl van Godtsenhoven. Jeudi 14 janvier 2016.
Anna Durand Deska
Il fait penser aux costumes de Kazimierz Malewicz de 1913 pour le « Ballet du soleil ».