Une nouvelle Nuit transfigurée par Anne Teresa de Keersmaeker
Après avoir réinterprété la dramaturgie shakespearienne avec l’abrupt et enchanteur Golden Hours (As you like it) la saison dernière, Anne Teresa de Keersmaeker est de retour au Théâtre de la Ville. Elle y présente La Nuit transfigurée, pièce écrite en 1995 et totalement revisitée près de vingt ans plus tard. Avec cette version resserrée sur le couple, la chorégraphe rend hommage au ballet narratif et plonge ses danseur.se.s dans un duo passionné et charnel. Une œuvre d’une grande beauté, fort émouvante.
Deux êtres traversent le bois nu et froid, la lune les suit, ils la regardent.
Verklärte Nacht (La Nuit transfigurée) est une œuvre de jeunesse d’Arnold Schönberg. D’un romantisme tardif, elle lui est inspirée par sa brulante inclination pour Mathilde von Zemlinsky, sa future épouse, et par le poème éponyme de Richard Dehmel. Dans celui-ci, une jeune femme avoue à l’homme qu’elle aime porter l’enfant d’un autre, lors d’une promenade crépusculaire dans la forêt. Dans sa première version, entrée cette saison au répertoire de L’Opéra de Paris, Anne Teresa de Keersmaeker avait choisi de s’éloigner de la trame narrative et de tempérer les affects en diffractant l’intrigue à travers six couples, qui évoluaient au clair de lune entre majestueux troncs d’arbres et tapis de feuilles mortes. En recréant la pièce, elle décide au contraire de resserrer l’action sur les deux protagonistes, mettant en lumière la violence des passions qui les animent dans la nudité d’un plateau habillé de noir.
Je porte un enfant, et pas de toi, je suis fautive auprès de toi.
La danse d’abord se déploie en silence, dans une sorte de scène d’exposition qui dévoile la présence d’un autre homme aux côtés du couple amoureux. C’est lorsqu’il s’éclipse pour ne plus revenir, laissant la jeune femme en proie au désespoir de son coupable secret, que la musique de Schönberg, dans sa version pour orchestre à cordes, investit la salle. Son amant se tient droit, de dos, tout au fond du plateau. Sans cesse elle s’approche, tout près, presque collée à lui, puis s’éloigne, se jetant au sol, soulevant sa robe jusqu’à la taille dans de grands pliés. L’aveu est trop lourd, sa détresse immense. Plus tard viendront le temps de la confidence, du pardon et d’une tendre et passionnée fusion.
Tu le mettras au monde pour moi, de moi ; tu m’as apporté la lumière , tu m’as rendu enfant moi-même.
On retrouve dans La Nuit transfigurée, bien sûr, la grande musicalité d’Anne Teresa de Keersmaeker et beaucoup de sa grammaire. Certaines phrases chorégraphiques, dont les mouvements lui ont été inspirés par Rodin, pour les étreintes, et par « un manuel destiné aux hommes voulant assister leur femme pendant le travail de l’accouchement« , sont mainte fois répétées. La structure circulaire est également très présente, dans les courses des interprètes autant que lorsqu’ils roulent au sol ou que la jeune femme tournoie et s’envole dans les bras de son amant. Cependant cette œuvre surprend. D’abord parce que la créatrice flamande s’y confronte au ballet narratif, mais surtout parce qu’elle y met en scène un duo particulièrement sensuel, passionné et expressif, qui, bien qu’elle ait déjà esquissé ce travail avec Mozart/ Concert Arias, contraste fortement avec le minimalisme et la recherche très formelle de ses premières pièces.
Il enlace ses hanches. Leurs souffles se mêlent dans l’air. Deux êtres traversent le cœur de la nuit lumineuse.
Cette relecture de La Nuit transfigurée, où danse et musique ne forment qu’un seul corps, est traversée par des moments d’une grâce bouleversante. Samantha van Wissen et Nordine Benchorf y sont remarquables d’abandon, de naturel et de passion. Quant au vocabulaire de la chorégraphe, transfiguré par l’amour et le romantisme, il happe tant que les trois quarts d’heure du spectacle semblent ne durer que quelques courtes minutes.
La Nuit transfigurée d’Anne Teresa De Keersmaeker au Théâtre de la Ville. Avec Samantha van Wissen, Nordine Benchorf et Igor Shyshko. Mardi 7 juin 2016. Àvoir en tournée en France et en Europe jusqu’en octobre 2016.
Les citations sont des extraits du poème Verklärte Nacht (La Nuit transfigurée) de Richard Dehmel traduit par Renate Holz.