La comédie musicale Cabaret – Maison de la Danse
Cabaret et la Maison de la Danse de Lyon, c’est une histoire de longue date. C’est en effet dans cette salle – alors le Théâtre du 8e – que la comédie musicale est présentée pour la première fois dans sa version française en 1986, avec la mise en scène de Jérôme Savary. C’est pour ce spectacle qu’avait d’ailleurs été créé le magnifique rideau de scène rouge de la Maison de la Danse, toujours utilisé chaque soir aujourd’hui. Plus de 30 ans après, le théâtre propose un autre Cabaret, cette fois-ci dans une production signée de Michel Kacenelenbogen avec une troupe belge enthousiasmante. On le sait déjà : l’oeuvre de Joe Masteroff, John Kander et Fred Ebb n’a pas vieilli depuis sa création en 1966, racontant de façon percutante la montée du nazisme dans le Berlin des années 1930. Michel Kacenelenbogen en propose une mise en scène épurée, mettant en valeur la partition comme les artistes, pour un spectacle toujours aussi étourdissant et glaçant.
Il y a des spectacles qui restent longtemps en mémoire. Cabaret dans la mise en scène de Sam Mendes, créé aux Folies Bergère en 2006, en fait partie. Sans la faire oublier, celle de Michel Kacenelenbogen sait créer sa propre ambiance, tout en respectant le propos de la comédie musicale et sa formidable partition – dont une bonne partie des chansons restent ici interprétées en anglais (sans que cela ne gêne nullement la compréhension). Le décor et les effets de scène sont plus épurés, mettant plus en avant les individualités des personnages. Si la musique fait d’office penser au Berlin des années 1930, cette ambiance n’apparaît que par petites touches visuellement. Et par de nombreux aspects de costumes et décors, l’on pourrait se croire dans un cabaret d’aujourd’hui, ou de toute autre époque. C’est d’ailleurs la force de cette comédie musicale, qui rend sa programmation presque politique. Elle traite de la montée du nazisme, dont personne ne semble ou ne veut s’apercevoir dans le Berlin de la fête. Mais n’est-ce pas aussi ce que l’on vit au XXIe siècle, la montée des extrêmes, en se disant que ce n’est pas grave, que cela ne peut pas arriver ? « Ce n’est que de la politique, ça ne nous concerne pas« , lance Sally Bowles le regard désinvolte et naïf.
Sally Bowles, donc, reine du Cabaret Kit Kat Club, connu dans tout le Berlin des années 1930 pour ses soirées débridées. Ici, l’on y oublie la crise, la misère, les chocs politiques. « Willkommen, Bienvenue, Welcome« , lance le maître de cérémonie Emcee à chaque début de soirée. C’est dans cette ambiance de fin du monde que débarque Cliff Bradshaw, jeune écrivain américain fleur bleu. Qui tombe bien entendu amoureux de Sally Bowles, ici jeune femme fonceuse tout comme profondément romantique, rêvant sincèrement au grand amour entre deux numéros sulfureux et ses hommes de passage. Les deux tourtereaux logent chez Fraulein Schneider, qui redécouvre le plaisir de tomber amoureuse avec Herr Schultz, vendeur de fruits et légumes et juif, qui la demande même en mariage.
Et puis il y a le bruit des bottes et de la guerre. Que l’on n’entend pas au début du spectacle. Mais qui s’insinue, dans les discours, dans les actes, dans une pierre lancée dans la vitrine de Herr Schultz. Un bruit qui arrive même à se glisser sous la porte du Kit Kat Club, qui se pensait à l’abri avec ses soirées où tout est permis. À moins que le danger ne naisse de l’intérieur… C’est là la force de cette mise en scène. Le Cabaret se transforme de lui-même, comme rongé par un ver. Le sémillant Emcee prend des airs d’Adolf Hitler. Un numéro humoristique sur une chanson patriote devient plus vrai que nature. Et la scène, se déglinguant au fur et à mesure du deuxième acte, devient lors du final une chambre à gaz. Sous ses airs de fête, la comédie musicale devient glaçante, et sonne pour le public comme un coup de poing.
Cabaret peut être une pièce qui fonctionne d’elle-même, tant sa partition comme son propos sont réussis. Michel Kacenelenbogen ne tombe cependant pas dans la facilité et propose ainsi son propre regard. La troupe s’en empare avec justesse, avec une énergie tout comme une émotion percutantes. Sally Bowles, interprété tout en subtilités par la lunaire Taïla Onraedt, n’est plus forcément au centre de tout. Place plutôt à une galerie de personnages hétéroclites, qui n’ont parfois pas grand-chose en commun, si ce n’est celui de vivre dans une ville qui bascule. Et chacun de réagir, entre les petites lâchetés, le refus d’ouvrir les yeux, la peur, le déni. « Et vous, que feriez-vous », demande Fraulein Schneider, s’adressant à elle-même comme au public. La question demeure toujours sans réponse, mais elle ne cesse de se poser.
Cabaret de John Kander (musique), Fred Ebb (paroles),Joe Masteroff (livret), Michel Kacenelenbogen (mise en scène) et Thierry Smits (chorégraphie) à la Maison de la Danse de Lyon. Avec Taïla Onraedt (Sally), Antoine Guillaume (Emcee), Baptiste Blampain (Cliff Bradshaw), Didier Colfs (Herr Schultz), Delphine Gardin (Fraulein Schneider), Nitya Fierens (Fraulein Kost), Samuel Anastasi, Jolijn Antonissen, Léonor Bailleul, Steven Colombeen, Sarah Delforge, Floriane Jamar, Damien Locqueneux, Jeroen Logghe, Bruno Mullenaerts (ensemble), Pauline Leblond (trompette), Gilles Carlier et Charles Michiels (saxo alto), Mathieu Najean (saxo tenor), Julien Guilloux (Trombone), Cédric Raymond (basse), Julie Delbart (piano), Toine Cnockaert (percussions) et Jo Mahieu et Jess Jacob (guitare, banjo). Jeudi 23 novembre 2017. À voir jusqu’au 3 décembre, et en tournée.