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L’art subtil de la fugue d’Anne Teresa de Keersmaeker – Ballet de l’Opéra de Paris

Anne Teresa de Keersmaeker est de retour sur la scène du Palais Garnier pour la reprise à l’identique du programme entré au répertoire du Ballet de l’Opéra de Paris en octobre 2015. Une soirée composée de trois pièces clefs de la chorégraphe flamande : Quatuor N°4 sur la musique de Bela Bartók (1986), Die Grosse Fuge sur la partition éponyme de Ludwig van Beethoven (1992) et Verklärte Nacht sur les notes d’Arnold Schönberg (1995). Un panorama en trois étapes de l’œuvre d’Anne Teresa de Keersmaeker. Une soirée exigeante artistiquement, et en soi réussie, mais qui continue de poser la question de la place des chorégraphes contemporains dans la programmation actuelle de l’Opéra de Paris. 

Quatuor N°4 d’Anne Teresa de Keersmaeker – Laura Bachman, Charlotte Ranson, Juliette Hilaire et Sae Eun Park

Ce choix des trois oeuvres n’est d’abord pas anodin : c’est la chorégraphe elle-même qui avait assemblé ce programme pour le Théâtre de la Monnaie de Bruxelles où elle était artiste en résidence. Il y a de fait une cohérence dans ce qui ne constitue pas une trilogie mais incarne la danse d’Anne Teresa de Keersmaeker et son évolution au fil des ans. Il y a tout d’abord cette exigence musicale qui est le fil rouge de toutes ses chorégraphies. Anne Teresa de Keersmaeker n’a jamais eu peur de se confronter aux partitions les plus difficiles, se méfiant des musiques écrites pour le ballet ou la danse, même s’il lui est arrivé de créer en symbiose avec un compositeur. Ce programme est bâti sur trois musiciens majeurs et ces trois partitions ont en commun d’être écrites exclusivement pour cordes. Cela donne la tonalité de la soirée empreinte de gravité, même si parfois peut y surgir l’humour.

Quatuor N°4 date de 1985. C’est une pièce de jeunesse, l’une des toutes premières d’Anne Teresa de Keersmaeker. Elle met en scène quatre danseuses, toutes vêtues de jupes plissées et hauts noirs, grosses chaussures aux pieds. On y voit se dessiner le langage d’ATDK fait d’une succession de tours, de sauts et de chutes. On perçoit dans Quatuor N°4 ce désir de s’affranchir des codes de la danse contemporaine et de construire une pièce à la fois plus brute et plus sophistiquée. Anne Teresa de Keersmaeker n’aime rien tant que de faire aussi danser sur le silence, les quatre interprètes de Quatuor N°4 s’élancent ainsi avant le début de la musique. Laura Bachman qui a quitté le Ballet de l’Opéra de Paris pour rejoindre la compagnie d’ATDK, Rosas, retrouve ses trois anciennes camarades, Sae Eun Park, Juliette Hilaire, et Charlotte Ranson avec qui elle avait dansé Quatuor N°4 en 2015. Elles y sont superbes dans ce tourbillon dansé, résolument féminin et féministe avec en contrepoint les musiciens interprétant en fond de scène le quatuor de Bela Bartok. C’est aussi un des marqueurs des chorégraphies d’Anne Teresa de Keersmaeker : mêler étroitement danse et musique. Ce sont ainsi deux quatuors qui se répondent l’un l’autre.

Die Grosse Fugue d’Anne Teresa de Keersmaeker – Chun Wing Lam, Thomas Docquir, Arthus Raveau et Jack Gasztowtt

On imagine facilement ce que cette pièce avait de novateur en 1985. Elle apparaît aujourd’hui moins surprenante, sans doute parce qu’Anne Teresa de Keersmaeker a été beaucoup copiée. Die Grosse Fugue, créée six ans plus tard, élargit la panoplie de la chorégraphe. Elle lui fait d’une certaine manière écho en montrant cette fois une danse masculine avec sur scène sept danseurs et une danseuse, tous en costumes noirs, chaussures et chemises blanches dans un ordre impeccable. Die Grosse Fugue est un enchainement étourdissant de tours, de sauts… et de chutes. Anne Teresa de Keersmaeker fut l’une des toutes premières à explorer avec bonheur cet art de la chute. Il fait merveille dans Die Grosse Fuge, pièce virevoltante, déchainée dans laquelle les danseurs de l’Opéra de Paris semblent prendre beaucoup de plaisir.

Mais Verklärte Nachtqui arrive après l’entracte, est d’une toute autre ampleur et fait paraître les deux pièces précédentes presque anecdotiques. Anne Teresa de Keersmaelker a mis de côté son goût du noir et blanc et des scénographies minimalistes au profit d’un décor signé du peintre Gilles Aillaud qui a composé une forêt de troncs flottants sur un tapis de feuilles mortes. Lorsque le rideau se lève, il y a au centre une danseuse – Alice Renavand – alors que six hommes de dos semblent contempler le paysage au loin. La Nuit transfigurée n’est pas un ballet narratif mais la chorégraphie s’écrit sur le poème de Richard Dehmel qui décrit l’amour d’une femme pour un homme alors qu’elle porte l’enfant d’un autre. C’est cette confession nocturne qui constitue le schéma de Verklärte Nacht, produisant une œuvre puissante. Alice Renavand y est souveraine, se fondant à merveille dans le langage d’Anne Teresa de Keersmaeker. Tous les danseur.se.s sont désormais à l’aise dans le registre de la chorégraphe flamande, mais Jack Gasztowtt que l’on avait repéré la saison dernière lors du spectacle de l’École de Danse, est magnifique. Et c’est à lui que la chorégraphe a confié le solo final où il montre des qualités techniques vertigineuses.

Verklärte Nacht d’Anne Teresa de Keersmaeker – Séverine Westermann, Alice Renavand et Nicolas Paul

C’est ainsi une soirée de grande qualité artistique qui est proposée. Anne Teresa de Keersmaeker est une chorégraphe majeure d’aujourd’hui. Mais son omniprésence à l’Opéra de Paris peut malgré tout déconcerter. Cinq pièces réparties en trois soirées sont désormais au répertoire mais à ce jour, il n’a eu aucune création. Et la programmation au même moment à l’Opéra Bastille du Roméo et Juliette de Sasha Waltz apparaît comme un bien curieux télescopage, qui met de côté la danse académique et contraint au chômage technique un corps de ballet de moins en moins sollicité. La soirée Anne Teresa de Keersmaeker, tout comme le Romeo et Juliette de Sasha Waltz, sont avant tout des pièces de solistes laissant de côté de nombreux artistes de la compagnie. Il ne s’agit pas de réinventer une quelconque querelle des modernes et des anciens : les chorégraphes contemporains doivent avoir droit de cité à l’Opéra de Paris. Encore faut-il qu’ils aient un projet spécifique pour la compagnie. Sinon, à quoi bon ?!…

Verklärte Nacht d’Anne Teresa de Keersmaeker – JAck Gasztowtt

 

Soirée Anne Teresa de Keersmaeker par le Ballet de l’Opéra de Paris au Palais Garnier. Quatuor N°4 avec Sae Eun Park, Juliette Hilaire, Charlotte Ranson et Laura Bachman ; Die Grosse Fuge avec Caroline Banse, Arthus Raveau, Francesco Mura, Matthieu Botto, Thomas Docquir, Antonio Conforti, Jack Gasztowtt et Chun Wing Lam ; Verklärte Nacht avec Alice Renavand, Alice Catonnet, Christelle Granier, Caroline Robert, Lydie Vareilhes, Sévérine Westermann, Emilie Hasboun, Sofia Rosolini, Francesco Mura, Nicolas Paul, Thomas Docquir, Takeru Coste, Jack Gasztowtt et Andrea Sarri. Mardi 2 mai 2018. À voir jusqu’au 12 mai.

 

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