[Festival de Marseille] Éric Minh Cuong Castaing, Jan Lauwers & Needcompany, Serge Aimé Coulibaly
La 23e édition du Festival de Marseille s’est achevée le 8 juillet. Pendant plus de trois semaines, tous les arts vivants (ou presque) se sont déployés dans seize lieux de la cité phocéenne. Présent lors des spectacles d’ouverture de Lisbeth Gruwez et d’Eko Supriyanto, DALP a fait aussi escale pendant deux jours pour découvrir les dernières créations de l’artiste marseillais Éric Minh Cuong Castaing, du flamand Jan Lauwers &Needcompany et du danseur et chorégraphe belgo-burkinabé Serge Aimé Coulibaly avec la chanteuse malienne Rokia Traoré. Trois pièces qui illustrent parfaitement la ligne directrice foisonnante d’un festival « ouvert sur le monde et ses cultures« .
Présenté au Ballet de Marseille dont il est artiste associé, le Phoenix de Éric Minh Cuong Castaing déroute, voire agace de prime abord. Sur le papier, l’intention est intéressante quoiqu’un peu déroutante : une pièce chorégraphique pour trois danseurs et des drones qui questionne les rapports entre l’homme et les nouvelles technologies. Sur un plateau nu occupé uniquement par ces étranges machines vrombissantes qui n’attendent que la main de l’homme pour conquérir l’espace, des danseurs aux étranges lunettes démarrent une partie de drones. C’est très lent, peu dansé et très ennuyeux au départ tant tous semblent faire peu de cas du langage chorégraphique. Sauf à penser qu’esquives et contournements de petits engins volants technologiques écrivent une partition, qu’on peine à distinguer.
La deuxième partie tranche radicalement avec la première si ce n’est la récurrence des dits drones. Via Skype, on se retrouve à Gaza avec Mumen Khalifa, danseur de dabke (une danse folklorique villageoise du Proche-Orient, qu’on retrouve au Liban, en Syrie, Palestine, Jordanie et Irak). À travers une interview dansée, il raconte son quotidien rythmé par le survol incessant des drones israéliens. À côté d’un début froid et désincarné, le récit de cet homme donne enfin sa raison d’être à la pièce. Il évoque aussi ces machines comme un moyen d’émancipation pour un crew de jeunes breakdancers palestiniens qui jouent avec les drones pour témoigner de la réalité. Sous l’œil du drone, ils bondissent à travers l’espace urbain dévasté. Ce changement de cap réveille le spectateur qui, s’il n’a pas tout compris, apprécie le changement d’angle de caméra et le contre-champ qui donne enfin sens à ce questionnement technologique.
Jan Lauwers s’était fait un peu rare en France. Avec Guerre et Térébenthine, ce conteur bouillonnant signe un retour gagnant avec cette adaptation scénique d’un texte magnifique portée par la fougue de son ensemble Needcompany. Présentée pour la première fois en France et en langue française, cette pièce prend appui sur la force narrative de Stefan Hertmans, mais en décuple la tension. L’histoire est pourtant limite banale, celle d’un enfant du siècle que la vie n’épargne pas entre les souffrances de la Grande Guerre et les tourments de la perte de la femme aimée. Stefan Hertmans raconte la destinée de son grand-père maternel, Urbain Martien, né en 1891, mort en 1981, en tentant de comprendre les drames silencieux auxquels il a survécu.
La narration de cette pièce qui mêle musique, installation, parole et danse, est portée de manière magistrale par la comédienne Viviane De Muynck. Elle nous tient en haleine deux heures durant par son phrasé où pointe l’ironie en réponse à l’absurdité du monde. Les interprètes-performeurs donnent corps et chair à ce récit en se coulant successivement dans les habits d’ouvriers de fonderie, de poilus dans les tranchées ou de témoins impuissants de l’implacabilité du destin. Les tableaux se composent au fur et à mesure avec beaucoup d’habileté dans ce spectacle hors normes où certaines scènes sont d’un hyperréalisme limite insoutenable. Mais c’est la force de cette performance jamais caricaturale, par moments déroutante, infiniment singulière.
On reste encore sur l’excellent souvenir laissé par Kalakuta Republik, où Serge Aimé Coulibaly rendait hommage au chanteur Fela Kuti. Il avait fait se lever le public du festival d’Avignon. Celui de Marseille a renouvelé cet accueil vibrant en découvrant ce nouvel opus. Pour Kirina, il a choisi d’évoquer l’ultime bataille fondatrice, au XIIIème siècle, de l’empire du Mandé au Mali. Pour narrer cette tragédie emblématique de la capacité émancipatrice d’un pays, il a confié le livret à Felwine Sarr, livre-penseur sénégalais convaincu que « le continent africain peut être moteur du monde » et la partition musicale à la chanteuse malienne Rokia Traoré.
Sur scène, neuf danseur.se.s, six musicien.ne.s, un conteur et quarante figurant.e.s marseillais.es composent ce peuple marchant vers son avenir. Les scènes de combats se succèdent portés par les chants teintés de plainte, d’accès de rage et de douceur. La danse est traversée de sursauts, d’à-coups, d’affrontements mais aussi de temps de pause ou de déambulation lancinante incarnée par des silhouettes qui arpentent le plateau de long en large, de jardin à cour. Qui sont-ils ? On pense à des réfugiés, des migrants, des femmes et des hommes en quête d’un avenir meilleur.
Il manque sans nul doute au public toutes les clefs pour comprendre la signification de ce qui est évoqué. On peut le déplorer ou décider de regarder cette pièce comme une fable politique certes inspirée de faits historiques. C’est la force des pièces qui transcendent la narration. On choisit plutôt de retenir l’interprétation, notamment celle de Sayouba Sigué qui resplendit dans des solos à la violence maitrisée. Il s’impose aussi comme un vrai leader doté d’une autorité naturelle au sein d’une troupe qui compte assurément de fortes personnalités.
Phoenix de Éric Minh Cuong Castaing au Ballet national de Marseille avec Jeanne Colin, Kevin Fay, Mumen Khalifa, Nans Pierson et Myuz GB Crew (Meuse Abu Matira, Hamad Abu Hasira, Mohammed Abu Ramadan). Jeudi 28 juin 2018. En tournée en 2018-2019.
Guerre et Térébenthine de Jan Lauwers &Needcompany au théâtre du Gymnase avec Viviane De Muynck, Benoît Gob, Grace Ellen Barkey, Sarah Lutz, Romy Louise Lauwers, Elik Niv, Maarten Seghers, Mohamed Toukabri, Alain Franco, Simon Lenski, George van Dam. Jeudi 28 juin 2018. En tournée en France en avril 2019 à l’Opéra de Dijon et à la MC 93 de Bobigny.
Kirina de Serge Aimé Coulibaly et Rokia Traoré à La Friche La Belle de Mai-Grand Plateau avec Marion Alzieu, Ida Faho, Jean-Robert Koudogbo, Antonia Naouele, Adonis Nebié, Daisy Phillips, Issa Sanou, Sayouba Sigué, Ahmed Soura, Ali ‘Doueslik’ Ouedraogo (Texte et interprétation), Aly Keita / Youssouf Keita (balafon), Saidou Ilboudo (batterie), Mohamed Kanté (basse), Yohann Le Ferrand (guitare), Naba Aminata Traoré et Marie Virginie Dembélé (chant). Vendredi 29 juin 2018. À voir le 15 novembre à l’Espace des arts de Chalon-sur-Saône.