Ballet de l’Opéra du Rhin – Spectres d’Europe autour de Kurt Jooss et Bruno Bouché
Le Ballet du Rhin a ouvert sa saison au Théâtre de la Sinne à Mulhouse sur une note grave, voire sombre. Bruno Bouché avait choisi de remettre sur scène la pièce mythique de Kurt Jooss La Table Verte, entrée au répertoire de la compagnie en 1991 mais qui n’avait pas été montrée au public depuis plus de 15 ans. Retour bienvenu dans une soirée baptisée Spectres d’Europe pour un face-à-face entre La Table Verte et la nouvelle création de Bruno Bouché Fireflies, qui fait écho à l’univers inquiétant de Kurt Jooss.
Chorégraphe allemand qui fonda le Ballet de l’Opéra d’Essen, fameux en son temps, Kurt Jooss est un génie hélas méconnu en France. C’est pourtant au Théâtre des Champs-Élysées en 1932 qu’il créât son œuvre la plus connue, La Table verte. Et 85 ans après, ce ballet n’a rien perdu ni de sa force politique, ni de son incroyable modernité. Kurt Jooss fut l’un des inventeurs d’une esthétique qui allait essaimer, le Tanztheater. Ce genre qui allait trouver ses lettres de noblesse avec l’immense Pina Bausch qui dansa chez Kurt Joos s’illustre de manière magistrale dans La Table Verte. L’argument en est simple : autour de cette table recouverte de velours vert discutent et polémiquent les grands de ce monde, prêts à décider du sort de la planète et prompts à envoyer à la mort des millions de jeunes gens. 1932 : la date est un pivot. Le souvenir de la Grande Guerre, la plus meurtrière de l’histoire, est plus que présent. Et déjà l’Europe des années 1930 bruisse des catastrophes à venir.
Tout cela est dans La Table Verte. En 40 minutes, Kurt Jooss raconte la valse diplomatique, le départ à la guerre, la mère éplorée de chagrin. La puissance du ballet, c’est la limpidité de l’histoire. Il n’y a pas besoin de se référer à un synopsis car tout est sur scène. Le geste est résolument expressionniste, signifiant mais toujours avec un souci esthétique. Kurt Jooss mélange les styles pour créer le sien, faisant appel à la grammaire classique quand c’est nécessaire mais aussi à l’art théâtral. Ce style n’est guère familier pour les artistes d’aujourd’hui. Le Ballet du Rhin s’en empare avec conviction grâce à l’américaine Jeannette Vondersaar qui a dansé La Table Verte et travaillé avec Kurt Joos, et l’italien Claudio Schellino. Ils ont réalisé un travail ciselé permettant à la troupe d’exprimer toutes les couleurs de ce ballet culte. Une mention spéciale pour Marwik Schmitt, impressionnant d’autorité dans le rôle de la mort.
La Table Verte, tête d’affiche de ce programme, terminait la soirée comme l’exigent les ayants droit de Kurt Jooss. Bruno Bouché avait pris le risque d’ouvrir la soirée avec sa nouvelle création, Fireflies, qui bien entendu devait se conjuguer avec La Table Verte. Le directeur du Ballet du Rhin livre donc une pièce très sombre et pour tout dire… spectrale. Dans une scénographie noire et minimaliste, Fireflies sont les lucioles, ces insectes qui la nuit s’illuminent et font un point de lumière tout en restant invisibles. Le titre se réfère à un article de Pier Paolo Pasolini L’article des Lucioles dans lequel le cinéaste italien prédit la fin de la civilisation enfouie sous l’invasion du capitalisme.
On ne voit pas forcément tout cela ans la pièce de Bruno Bouché mais on ressent une angoisse sous-jacente comme une vision de fin du monde. Créée pour vingt danseuses et danseurs, Fireflies utilise la grammaire académique chère à Bruno Bouché. Les danseuses sont sur pointes et les costumes signés Thibaut Welchlin mettent en valeur le corps, notamment les jambes des danseuses. Construite sur une série d’alternance de duos, trios et d’ensembles, Fireflies affiche un art consommé de la géométrie. Les scènes de groupes sont particulièrement réussies bien que la compagnie semble un peu à l’étroit sur la scène du Théâtre de la Sinne. A l’avant-scène, le sol se fait plus brillant comme un miroir du monde qu’il ne faudrait surtout pas regarder de peur de s’y reconnaître.
Le climat crépusculaire de Fireflies doit beaucoup au collage musical imaginé par Nicolas Worms où cohabitent différents styles et différentes époques. Daniel Conrod en a écrit la dramaturgie, celle d’un monde totalement désenchanté qui nous cueille dès l’entrée du théâtre où des spectres hantent les espaces publics, récitant Pasolini ou Dante. Spectres d’Europe ne regorge pas d’optimisme : c’est un spectacle qui s’inscrit dans l’époque, la nôtre, qui n’a rien pour nous réjouir.
Spectres d’Europe par le Ballet du Rhin au Théâtre de la Sinne de Mulhouse. Fireflies de Bruno Bouché, avec Susie Buisson, Céline Nunigé, Marin Delavaud, Thomas Hinterberger, Jean-Philippe Rivière, Monica Barbotte, Erika Bouvard, Ana-Karina Enriquez Gonzalez, Brett Fukuda, Misako Kato, Alice Pernao, Wendy Tadrous, Dongting Xing, Pierre Doncq, Hector Ferrer, Pierre-Emile Lemieux Venne, Jesse Lyon, Renjie Ma, Riku Ota et Valentin Thuet ; La Table Verte de Kurt Jooss avec Wendy Tadrous, (la partisane) Monica Barbotte (la jeune fille), Susie Buisson (la mère), Marwik Schmitt (la mort), Valentin Huet (le jeune homme), Miao Zong ( le vieil homme ), Pierre-Emile Lemieux-Venne (le porte-drapeau) et Jean-Philippe Rivière (le profiteur). Vendredi 12 octobre 2018. À voir les 3 et 4 novembre au Théâtre municipal de Colmar et du 13 au 18 novembre à l’Opéra de Strasbourg.