Ballet du Bolchoï – L’âme légère de La Mégère apprivoisée de Jean-Christophe Maillot
Le ballet La Mégère apprivoisé est diffusé au cinéma en direct du Bolchoï le dimanche 24 janvier.
Un chorégraphe français, une pièce anglaise située en Italie et taillée sur mesure pour la troupe russe d’excellence du Bolchoï. On en perdrait son anglais élisabéthain… Mais dans un genre à la croisée du néo-classique et du contemporain, Jean-Christophe Maillot compose un pari cosmopolite hardi mais réussi, avec La Mégère apprivoisée pour le Ballet du Bolchoï. Ce samedi 19 décembre, la compagnie a ainsi ouvert avec ce ballet l’année de la Russie à Monaco au Forum Grimaldi, avec la majesté qui lui est propre.
L’on connaissait le style démonstratif et spectaculaire du Bolchoï. Dans La Mégère apprivoisée, Jean-Christophe Maillot n’utilise pas la technique comme une fin mais comme un moyen d’exprimer l’intensité d’un sentiment. L’on connaissait l’inclinaison du Bolchoï pour le drame et l’héroïsme. Jean-Christophe Maillot a voulu former les interprètes au burlesque. Le chorégraphe les a extirpés de leur zone de confort – le ballet classique mi-abstrait, mi-narratif – en les embarquant dans une aventure dans laquelle ils n’ont pas été apprivoisés mais au contraire été rendus plus libres, plus sauvages, plus artistes.
L’humour est d’ailleurs omniprésent dans ce ballet au format court (1h20) et dynamique, à la manière d’une comédie musicale. Quelques clins d’œil sont disséminés par-ci, par-là : une sérénade moquée comme dans la pièce, un Tea for Two sur l’air de musique éponyme, une veuve loin d’être éplorée, des servantes en noir et des servantes en blanc évoquant la dualité féminine, objet du Lac des cygnes et diverses références cinématographiques.
Chez Jean-Christophe Maillot, on ne badine pas avec l’amour. Fidèle à lui-même, l’inclassable directeur des Ballets de Monte-Carlo s’est affranchi de l’œuvre originale de Shakespeare, La Mégère apprivoisée, pour en livrer sa propre interprétation. Il ne s’agit plus du rapport dominant-dominé au sein du couple, de la transition de la mégère à la ménagère ni même de l’art si éculé de faire la cour. Mais de deux êtres exceptionnels qui se refusent aux autres et – un temps – l’un à l’autre car ils ont tous deux une très haute idée de l’amour. En filigrane, le ballet s’intéresse à la multiplicité du couple, « chose sainte et sublime » fruit de cette « union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux » (Musset).
Le rideau rouge n’est pas encore ouvert et les archets sont posés. Dans un silence hébété, une altière gouvernante – méconnaissable Anna Tikhomirova en femme fatale aux ongles rouge carmin – toise le public d’un regard blasé à la limite de la provocation. Le ton est donné. Que le spectacle commence ! Trois couples principaux, trois styles impériaux (qu’il eût été plus opportun de qualifier de princiers ceci étant). Jean-Christophe Maillot a désinhibé avec brio les artistes du Bolchoï, les aidant à se révéler dans un registre inédit. Chacun est intelligemment valorisé à la hauteur de son incommensurable talent.
Ekaterina Kryssanova en Katharina volcanique et rouquine, est une mégère de façade – ou une mégère à dessein. Sa soif d’absolu amoureux lui dicte une conduite âpre avec les hommes, mais ses postures repoussantes ne filtrent pas entièrement ses aspirations secrètes. Ces dernières s’esquissent dans deux scènes surprenantes : un baiser volé à son meilleur prétendant, Petruchio, et un cauchemar dont elle est délivrée par le même vaillant chevalier, canaille incarnée par Vladislav Lantratov. Ce danseur métamorphosé prouve, s’il en était encore besoin, qu’il n’est plus un jeune talent à suivre mais bel et bien une Étoile confirmée du Bolchoï.
Dans ce rôle, il passe par tous les états, osant même le grotesque qui rappelle l’âge d’or du cinéma muet. Les deux moitiés se résistent mutuellement avant de fusionner – tant physiquement que symboliquement – jusqu’au mariage et au-delà. Jean-Christophe Maillot réussit à transposer sur scène la répartie suggestive des savoureuses joutes verbales de la pièce originale grâce à un langage corporel éloquent. La chorégraphie évolue d’un style aux accents béjartiens à des mouvements plus classiques qui symbolisent une sérénité partagée. Les moelleuses glissades finales de Ekaterina Kryssanova scellent l’âme légère de la mégère.
À mille lieues de cette démesure orgueilleuse, la douce Bianca et l’attentionné Lucentio s’aiment d’un amour simple et constant. Anastasia Stashkevitch prête son grâcieux visage à Bianca, fille à marier idéale aux antipodes de son aînée Katharina. La longiligne blonde est une talentueuse soliste du Bolchoï qui cherche encore sa place dans la troupe, où les personnalités flamboyantes sont favorisées. A ses côtés, Semen Tchoudine – raffiné blondin à la danse veloutée – couronne un partenariat réussi. Dans le très joli pas de deux de leur mariage, les tourtereaux s’enchaînent l’un à l’autre comme des enfants par un jeu de bras attendrissant. L’opposition en question n’est pas des plus originales. Elle est inscrite dans le patrimoine littéraire russe (impétueuse Anna Karénine face à la sage Kitty ) et même présente dans les écrits antiques (jusqu’au-boutiste Antigone face à la raisonnable Ismène).
L’intrigue secondaire se noue autour des soupirants d’une Bianca finalement pas si dupe qui rivalisent de virtuosité dans leur cour dansée du premier acte. Ce pastiche de poésie – voire d’amour faussement courtois – fait l’objet d’un mépris ostentatoire de la part de la mégère qui n’y voit qu’une infamante « pouahsie ».
Fil conducteur et pièce rapportée du spectacle, la gouvernante – sortie tout droit de l’imagination de Jean-Christophe Maillot – prend les traits de la racée Anna Tikhomirova. La maîtresse de maison semble tirer les ficelles de cette grande comédie humaine mais son rôle reste incertain. Pour l’occasion, elle est affublée d’une manche à plumes noires rappelant le costume de LAC, du même chorégraphe, à interpréter peut-être comme un clin d’œil au manipulateur cygne noir. Elle aussi trouve son âme sœur : l’hypocrite Gremio (Vyacheslav Lopatine), un être à la mesure de son ambiguïté.
Les tableaux s’enchaînent sans répit sur une musique entraînante de Chostakovitch qui contraste avec les pesantes symphonies qui ont fondé la postérité de l’audacieux compositeur. Pièces maîtresses d’un décor épuré à l’extrême (signé Ernest Pignon-Ernest) : deux escaliers qui se rejoignent en un demi-cercle, illustrant la fusion de deux moitiés dans l’esprit platonicien qu’évoque Jean-Christophe Maillot à travers le discours d’Aristophane. Le tout est disséqué crument sous une lumière froide mais avec un sens de l’humour décapant. Les costumes d’Augustin Maillot restent le point énigmatique du ballet. Les justaucorps transparents, les jupes en corolles bleues et vertes, les plumes et bretelles apparentes tout comme les pantalons très seconde moitié du XXème siècle servent en effet un propos sibyllin.
Dans ce ballet narratif qu’ils portent corps et âme, les danseurs du Bolchoï ne sont pas l’écrin de l’oeuvre mais son essence. Et quel meilleur étendard de l’hybris contenu dans la pièce que la grandiloquente et surdouée troupe du Bolchoï ? L’expressivité notoire des artistes a été brillamment exploitée alors que, dans leur théâtre d’origine, l’usage de la pantomime est en déclin. L’on connaissait la ligne classique et conservatrice du russo-russe Bolchoï. Le triomphe de la première de La Mégère apprivoisée le 4 juillet 2014 à Moscou a été retentissant. Une brèche a peut-être été ouverte l’été dernier dans un répertoire qui peine à se renouveler au même rythme que celui des scènes occidentales. L’appétence des artistes du Bolchoï pour un travail plus avant-gardiste pourrait marquer l’avènement d’une nouvelle ère au grand théâtre moscovite.
La Mégère apprivoisée de Jean-Christophe Maillot, par le Ballet du Bolchoï, au Grimaldi Forum de Monaco. Avec Ekaterina Kryssanova (Katharina), Vladislav Lantratov (Vladislav Lantratov), Semen Tchoudine (Lucentio), Anastasia Stashkevitch (Bianca), Anna Tikhomirova (la gouvernante), Artemy Belyakov (Baptista), Igor Tsvirko (Hortensio), Viacheslav Lopatine (Gremio) et Georgi Gousev (Grumio). Samedi 20 décembre 2014.
Aventure
J’avais été très intéressée par la répétition visionnable lors du World Ballet Day, le ballet et les interprètes ont l’air fabuleux ! Qu’est-ce que j’aimerais pouvoir le voir ! Merci pour ce bel article.
Jade
Les répétitions que vous évoquez témoignent en effet d’une relation très forte (et si particulière) entre le chorégraphe et les artistes. A ce titre, le cheminement était peut-être encore plus intéressant que le résultat final. Dans l’attente de ce jour où vous verrez La Mégère du Bolchoï en vrai, vous pouvez taper les mots-clés suivants sur Youtube : « Taming of the shrew Bolshoi » et même en russe « Укрощение строптивой Майо ». Bonnes fêtes à vous !
Laetitia
Merci Jade pour cette analyse si fine, informée et bien écrite ! Qui donne vraiment envie de voir le ballet. Bonnes fêtes !
Jade
En voilà d’aimablissimes mots Lætitia ! J’ai essayé de retranscrire l’esprit décalé (pour le Bolchoï) et classique (pour J-C Maillot) de La Mégère apprivoisée, heureux résultat d’un Bolchoï ensauvagé ! L’on est très loin du vocabulaire « grigorovitchien » auquel les danseurs de la troupe sont habitués et c’est très intéressant de les voir s’épanouir dans ce registre inédit. Le succès du ballet est tel qu’il sera sûrement dansé sur une nouvelle scène occidentale dans les années à venir…D’ici là : Lac de J-C Maillot sera dansé à l’Orangerie en été 2015 et quelques productions du Bolchoï seront diffusées ou retransmises en direct dans les Gaumont. De quoi avoir un petit aperçu de la fusion/collision de ces deux univers.