Le Chant de la Terre – John Neumeier mue la danse en musique oculaire (Dorothée Gilbert et Florian Magnenet)
Au commencement, John Neumeier créa les cieux et la terre.
Tableau de la Genèse ou introduction générale au taoïsme ? Tout se déroule à demi-mot. C’est dans une scénographie qu’un architecte d’intérieur qualifierait de feng shui que s’ouvre un prologue silencieux. Un fragment de miroir suspendu dans les airs reflète un carré d’herbe verte au sol « portant la semence ». Cette astucieuse disposition donne l’impression d’observer la Terre d’en-Haut. Le public est un peu Créateur. Au loin, en ligne d’horizon, un astre aux couleurs changeantes agit comme un diffuseur d’ambiance. Faut-il chercher dans ce ballet, controversé depuis sa première le 24 février dernier, une trame narrative ? Un sens objectif ? Un message explicite ? Le Chant de la Terre se contente de mettre en scène – avec goût d’ailleurs – une danse allégorique parsemée de références philosophiques. Mais muer la danse en musique oculaire ne suffit pas et, à l’image du constat qu’il esquisse, Le Chant de la Terre reste un plaisir éphémère.
Enclin au rêve, l’homme gît sur l’herbe. Sous une lumière cosmique, au son des murmures surpris de l’auditoire, « la blanche Dorothée flotte comme un grand lys ». Froide et outre-monde, la femme (Dorothée Gilbert) semble égarer l’homme (éternel béat Florian Magnenet). Pesanteur douloureuse de l’âme et insoutenable légèreté du corps ? Comme Le Sacre du Printemps en son temps, Le Chant de la Terre ne comprend pas d’intrigue. C’est un ballet de contrastes – voire de paradoxes – humains où se succèdent divers tableaux sinisants censés illustrer les lieder de Mahler. Il y autant de clefs de lecture que de clefs dans la langue chinoise. C’est dire si l’entreprise est ardue.
Quelques impressions émergent timidement. La première, c’est qu’en dépit d’un propos un brin pompeux, Le Chant de la Terre fait quelque part l’éloge de la sobriété, dans l’esprit de la sagesse ancestrale chinoise. Les robes fluides des filles sont épurées dans les tons naturels de blanc, de chair et de rouille. Les garçons portent des jeans – décidément en vogue au Palais Garnier – , touche de modernité qui ancre ce spectacle onirique dans une certaine réalité temporelle. La chorégraphie, tout en étant esthétiquement réussie à défaut d’être pleinement habitée, ne fait pas l’étalage d’une virtuosité athlétique. Elle ne tombe pas non plus dans l’écueil d’un expressionnisme exagéré. Ces vertus sont renforcées par l’interprétation de la deuxième distribution du ballet. Dorothée Gilbert apporte sa finesse et sa retenue à ces tableaux dépouillés. Comme à l’ordinaire, Florian Magnenet demeure discret voire en retrait. Son double, Vincent Chaillet, fait preuve de l’habituelle autorité scénique et apporte un peu de relief à cette méditation dansée.
La création du Chant de la Terre témoigne de l’attractivité de nos muses nationales mais ces dernières ont montré une certaine vulnérabilité technique dans un vocabulaire chorégraphique qu’elles ne maîtrisent pas à la perfection. En tout cas, assez pour que les distributions laissent circonspect. Le partenariat unissant Dorothée Gilbert et Florian Magnenet est instable. L’osmose artistique n’est pas au rendez-vous. Quant au duo opposant Florian Magnenet à Vincent Chaillet, il n’est pas plus convaincant tant le déséquilibre est grand entre les deux danseurs. Chez les danseuses, Sae Eun Park se fond à merveille dans cet univers inspiré du Milieu. Sa chevelure ébène et son visage serein tout comme sa danse déliée – sans fioriture – suscitent l’apaisement. A l’opposé, Léonore Baulac incarne une radieuse poupée de porcelaine, ode à la jeunesse et à l’éveil des sens.
Sans pathos, il y a dans les mouvements des danseur-se-s une once de mélancolie. Certaines bribes du ballet semblent d’ailleurs sorties du film Melancholia. Les accents de désespoir à la façon de Pina Bausch – qui avait elle-même invité le chant à côtoyer la danse sur scène – font écho à la tristesse abyssale de Mahler. Au-delà, le chorégraphe semble vouloir peindre par petites touches le spleen intemporel de l’humanité. Et le premier chant de l’œuvre ne pleure t-il pas « le chagrin de la terre » ? Pour rappeler la modestie de l’origine de l’être humain, John Neumeier fait s’enrouler des danseuses en position fœtale aux pieds des hommes du corps de ballet. C’est une des belles images qui restent en mémoire une fois le rideau tombé.
De manière générale, il plane indéniablement un parfum de spiritualité sur l’œuvre. Des cambrés languissants vers le ciel, des bras qui tendent vers l’infini… Nombre de mouvements traduisent l’aspiration de l’être humain à dépasser sa fragile chrysalide et à accéder à l’éternité. Les postures des danseuses s’apparentent à des rites ancestraux. Et l’appel à l’oubli dans l’ivresse célèbre le vin, symbole millénaire de résurrection. Mais le mortel ne peut qu’humblement « attendre son heure » comme le chante le poème chinois. Seule la terre refleurira « partout et pour toujours », des mots de Mahler, sur la danse béante de l’homme et de la femme qui finissent comme ils ont commencé : en silence et dans l’obscurité .
Que penser de cette création mondiale ? Pour donner un souffle au ballet, les tableaux alternent entre pas de deux énigmatiques et scènes d’ensemble. Mais les minutes s’égrainent parfois lentement. Pourtant, les variations s’ensuivent avec harmonie sur un support musical de choix (Burkhard Fritz et Paul Armin Edelmann sont les voix de la Terre). John Neumeier enchevêtre chant lyrique, danse néoclassique, et poésie extrême-orientale pour célébrer la fugacité de la vie terrestre et l’éternité du monde. Le public est livré à lui-même comme les protagonistes sont perdus dans le cosmos. Malgré quelques longueurs, l’œuvre créée sur mesure pour le Ballet de l’Opéra de Paris livre un joli poème chorégraphique panthéiste aux racines universelles. 1h25 d’évasion mentale idéale si vous avez épuisé tous vos congés payés.
Le Chant de la Terre de John Neumeier par le Ballet de l’Opéra de Paris au Palais Garnier, sur une symphonie de Mahler. Avec Dorothée Gilbert, Florian Magnenet, Sae Eun Park, Vincent Chaillet et Marc Moreau. Burkhard Fritz et Paul Armin Edelmann au chant. Direction musicale : Patrick Lange. Lundi 2 mars 2015.
alena
Voilà, je souscris à tout ce que vous dîtes : autant pour le bon que pour le mauvais.
Jade Larine
Je me réjouis de l’écho que mes mots trouvent en votre appréciation Alena !