Le Corsaire – Tamara Rojo et Matthew Golding [English National Ballet]
Quel joli cadeau de début d’année Tamara Rojo a offert au public avec Le Corsaire ! Après les Fêtes, l’heure est souvent à la petite déprime hivernale. Ce ballet arrive à pic : pas de chichi et pas vraiment de psychologie, juste un formidable brio et de la joie de danser à l’état pur. Le genre de ballet qui ferait grimacer tout critique intello et tout défenseur du « dédain de la virtuosité », mais qui se savoure sans complexe. Un peu de kitsch, parfois, ça ne fait pas de mal. Surtout quand il est aussi assumé.
Créé en 1814, Le Corsaire a subi moult modifications depuis sa création, avec peut-être autant de versions que de compagnies qui dansent ce ballet. L’English National Ballet a choisi de reprendre la version d’Anna-Marie Holmes, déjà éprouvée, avec tous les ingrédients qu’il faut : une belle héroïne, de jolis décors, des idées ingénieuses pour faire vivre les aventures (le naufrage du bateau fait son petit effet), de nombreux rôles secondaires, un ravissant passage de corps de ballet et un rythme global assez soutenu pour ne pas s’ennuyer, malgré la faiblesse de l’histoire. Car la caractérisation des personnages et l’originalité du scénario ne sont pas ce qui se retient dans Le Corsaire. Les multiples rebondissements (pas forcément toujours compréhensibles tant ils sont saugrenus) ne sont là que pour servir la danse et donner lieu à de nombreux numéros de virtuosité.
Le Corsaire, c’est en fait un peu comme une bonne comédie romantique. Il faut qu’il y ait des ingrédients indispensables – et que tout le monde connaît- pour que cela fonctionne, avec ce petit plus qui la fait ressortir du lot. Ici, Medora l’esclave aime le corsaire Conrad. Mais entre leur amour se dresse un marchand d’esclaves, un ami-traître, un pacha libidineux, une mer déchaînée et une fleur entraînant des rêves bizarres. Bien sûr, tout le monde sait que cela va bien se terminer et que l’amour sera plus fort que tout. La star internationale, c’est Tamara Rojo, sublime en scène, rayonnante et si charismatique (et aussi directrice de la compagnie). Le beau gosse qui va se faire pâmer toutes les jeunes filles, c’est Matthew Golding. Si vous ne le connaissez pas, en gros, c’est un danseur bondissant avec la tête de Brad Pitt, même ses effets de mèches ne sont pas énervants. Il y a aussi la jolie second rôle, qui ne fait pas d’ombre à la superstar mais qui s’impose tout de même d’une brillante façon (Laurretta Summerscales, future Étoile). Ou encore le jeune talent, pas forcément un génie du jeu théâtral mais tellement enthousiasmant en scène qu’on lui pardonne tout (Junior Souza), ou l’outil comique (Michael Coleman parfait en pacha).
Tout ce petit monde envahit la scène pour multiplier les numéros de virtuosité pendant plus de 2h30, avec un enthousiasme et une aisance technique irrésistible. Le premier acte met surtout en valeur Laurretta Summerscales, superbe danseuse blonde raffinée, le marchant d’esclaves Junior Souza, bondissant et fougueux, ainsi que le corps de ballet dans quelques danses de caractère. C’est aussi ce dernier qui amène de la vie en scène, en jouant les scènes pittoresques, en occupant l’espace, en faisant le liant entre les pas de deux et les variations époustouflantes. L’acte 2 est par contre celui de Tamara Rojo, avec en apogée le pas de trois. Il s’agit en fait du pas de deux des galas, aménagé en pas de trois avec l’esclave, Joan Sebastian Zamora. Trois interprètes d’exception, une virtuosité jamais prise en défaut sans jamais tomber dans le numéro de cirque, une passion de danser qui transcende tout. Oui, on retient son souffle et l’on savoure, c’est superbe.
S’en prendre ainsi plein les mirettes pourrait faire craindre à l’écoeurement. Mais même pas. Mieux, on en redemande face à un acte 3 un peu plus bancal. Le Jardin animé reste le temps fort de ce dernier passage. Tamara Rojo y montre tout son lyrisme, le corps de ballet se déploie et le tout paraît presque intimiste après ce déballage de virtuosité. La pantomime prend la suite. Après un dernier rebondissement et un dernier combat, Medora, Conrad, Ali l’esclave et Gulnare la meilleure amie (qui entre-temps se sont mis ensemble) s’enfuient en bateau. La tempête les rattrape, Ali tombe à l’eau, le navire fait naufrage. Medora et le Corsaire survivent sur une île déserte où ils pourront vivre leur amour sans entrave. Et… et… c’est tout ? Même pas un dernier pas de deux ? Même pas quelques derniers fouettés victorieux ? Même pas un ultime manège bondissant ? Non, le ballet se termine sur les deux tourtereaux, mains dans la main, s’en allant vers le bonheur.
Malgré cette ultime scène presque trop sage après tout ce brio (c’en est presque frustrant), Le Corsaire est décidément un remède anti-morosité idéal. Quel plaisir de voir tous ces artistes si épanouis et si brillants en scène. Tamara Rojo en est la star, certes, mais jamais elle n’écrase sa troupe ou les autres solistes. Extrêmement bien entourée, elle semble avoir réuni, en plus d’une guest-star de luxe, toutes les futures stars de la danse masculine. C’est en fait toute la troupe qui, dans son ensemble, fait plaisir à voir. Et donne envie de la suivre de plus près.
Le Corsaire d’Anna-Marie Holmes d’après Marius Petipa, par l’English National Ballet, au London Coliseum. Avec Tamara Rojo (Medora), Matthew Golding (Conrad), Laurretta Summerscales (Gulnare), Junior Souza (Lankendem), Joan Sebastian Zamora (Ali), Fernando Bufala (Birbanto) et Michael Coleman (Pasha). Samedi 18 janvier 2014.
Estelle
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