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Le Lac des Cygnes du Bolchoï : Maria Alexandrova/Vladislav Lantratov et Svetlana Zakharova/Denis Rodkine en entrelacs

Bipolaire, c’est la sensation troublante qui émerge à la surface du Lac des Cygnes dès l’issue du premier acte. La musique glaçante de Tchaikovski, les personnages dédoublés ainsi que la scénographie du ballet véhiculent des forces antagonistes qui entraînent le public dans une douloureuse introspection. Chorégraphié en 2001 par Youri Grigorovitch, le Lac des cygnes du Bolchoï accentue cet effet par une conceptualisation réussie de l’opposition entre réalisme et idéalisme. Deux distributions contrastées ont illustré récemment la richesse interprétative du « grand théâtre » et rappelé la grandeur de l’Ecole de danse russe.

Le Lac des cygnes, - Svetlana Zakharova

Le Lac des Cygnes – Svetlana Zakharova

Maria Alexandrova et Vladislav Lantratov, deux talents certifiés 100% moscovites, ont innervé la scène de leur énergie héroïque. Leur approche triomphante du Lac des Cygnes a pu rappeler les grandes heures des tournées soviétiques du Bolchoï. Le lendemain, Svetlana Zakharova et Denis Rodkine ont incarné une veine plus romantique qui sied davantage à l’esprit original du ballet. Cette série hivernale du ballet a ainsi confirmé la suprématie mondiale de Svetlana Zakharova dans le double rôle d’Odette/Odile – le ballet pourrait être renommé « Le Lac d’un cygne ». Le beau Denis Rodkine a  pour sa part poursuivi son ascension fulgurante en qualité de danseur noble du répertoire classique du Bolchoï.

Bienvenue à Neuschwanstein… Peut-être est-ce parce que la première du Lac des Cygnes a eu lieu en 1877 à Moscou, et non à Saint-Pétersbourg alors capitale impériale, que Youri Grigorovitch a souhaité rapprocher l’œuvre des intentions premières de Tchaïkovski. L’identification de ce dernier à l’exalté Louis II de Bavière, ironiquement mort noyé dans un lac peuplé de cygnes quelques années après la première du ballet, a conduit le chorégraphe à instiller des indices éloquents en ce sens. L’argument traditionnel a été délayé dans un canevas moins narratif et plus abstrait qu’à l’accoutumée. Mais les détails gothiques des décors (Simon Virsaladze) du monde matériel du prince, rappellent subtilement le château de Neuschwanstein, littéralement « le nouveau rocher du cygne ».

Tout son col secouera sa blanche agonie ». Stéphane Mallarmé

 

 

Dans cette optique aussi poétique que romantique, c’est Svetlana Zakharova qui a incarné à la perfection cet idéal féminin fantasmagorique en Odette puis fantasmatique en Odile. Son corps délié – Ciel, ces bras ! – support d’une grâce éthérée fait d’elle un Cygne blanc outre-monde. Teint diaphane et silhouette svelte, Svetlana Zakharova est un poème du XIXe siècle. A ses côtés, Denis Rodkine compose un prince Siegfried mélancolique en phase avec les roches embrumées de l’arrière-plan, qui évoquent plus un tableau de Friedrich qu’une étendue aquatique. Visage slave et corps musculeux, le soliste en vogue du Bolchoï jouit d’une robustesse physique toute princière. A cela s’ajoute une douceur – loin d’être efféminée – qui décuple la finesse de son interprétation. Sans mièvrerie, il sait dépeindre l’angoisse de la solitude mentale de Siegfried mais également profiter de la compagnie de jeunes filles badines. Quand l’envoûtant hautbois du thème principal retentit, accompagné de notes à la harpe qui cristallisent des ondulations à la surface d’un lac, une houle de frissons envahit l’auditoire.

Le Lac des Cygnes - Vladislav Lantratov et Maria Alexandrova

Le Lac des Cygnes – Vladislav Lantratov et Maria Alexandrova

De leur côté, Maria Alexandrova et Vladislav Lantratov, forment un couple a priori déséquilibré mais in fine complémentaire. L’athlétique danseuse étoile est un cygne blanc atypique. Sa constitution manque de fragilité et ses bras n’ont pas l’amplitude requise pour figurer des ailes. Cependant, sa complicité avec le jeune Danseur Étoile le plus acclamé de Moscou resplendit sur scène. Vladislav Lantratov, qui avait été remarqué dans le rôle du Mauvais Génie, a fait des débuts admirables en Siegfried : assez introverti pour préluder la fuite onirique, avec ce qu’il faut de présence pour asseoir son autorité aristocratique.

Dans cette version post-soviétique du Lac des Cygnes, le Mauvais Génie (traditionnellement le sorcier Rothbart) est un personnage hypnotisant, aimantant sournoisement Siegfried vers ses propres forces obscures. C’est un magnétique Artemy Beliakov qui a donné corps à la dualité du prince grâce à une danse parfaitement osmostique, tant avec Vladislav Lantravov qu’avec Denis Rodkine. 

Le Lac des cygnes, Ballet du Bolchoï

Le Lac des Cygnes – Ballet du Bolchoï

La duplicité de la femme, autre thématique du Lac des cygnes, prend les traits du cygne noir Odile dans le deuxième acte.  Sur ce terrain, Svetlana Zakharova irradie la scène de son élégance hautaine. Entourée de six solennels cygnes noirs, elle fait une entrée des plus spectaculaires. Magnifiquement vénéneuse, elle utilise ses bras comme des tentacules sensuelles et – c’est sa signature – tout en restant savamment inaccessible. Madame de Meurteuil n’aurait pas fait mieux. Sur fond d’applaudissements survoltés, la perfide Odile de Svetlana Zakharova effectue les impeccables fouettés de la coda du cygne noir. Puis, galvanisée par l’énergie qui jaillit du public, elle improvise même une arabesque suspendue plusieurs secondes à l’issue de la diagonale de tours piqués. Cet aménagement a priori anodin dit toute la domination technique et émotionnelle dont elle est capable.

La veille, la flamboyante Maria Alexandrova a pris le parti d’un cygne noir vigoureux, animé d’une certaine masculinité. Face à elle, Vladislav Lantratov demeuré passif a pu paraître un peu frêle dans cet acte où il a fait penser à Léda face au Cygne dans le mythe éponyme.

Denis Rodkine et Svetlana Zakharova dans Le Lac des cygnes

Denis Rodkine et Svetlana Zakharova – Le Lac des cygnes

Un brin surannées, les danses guillerettes du premier acte comme les danses de caractère – sur pointes – du deuxième acte restent de charmantes réjouissances sonores et visuelles. Elles agissent comme des soupapes de décompression entre les scènes troubles de l’imaginaire de Sigefried. Il faut saluer d’emblée l’intelligence de la chorégraphie qui s’adapte parfaitement à la musique majestueuse que Tchaïkovski a composée pour ces tableaux. Ah ! Ces jupons de tulle brodés de feuilles d’or qui virevoltent au son de cordes nostalgiques… Encore une fois, la distinguée Anna Tikhomirova éblouit par son assurance expressive dans la variation de la fiancée espagnole.

Mais il y a d’autres choses qu’un individu craint de se révéler à lui-même, et tout individu qui se respecte a un certain nombre de telles choses cachées dans son esprit ». Carnets du sous-sol, Dostoïevski.

La brutalité du dénouement porte en lui tous les excès de l’âme slave. Le chant du cygne est tranchant sans fioriture.  Odette est emportée par le Mauvais Génie – l’inconscient sombre de Siegfried – derrière ce filigrane qui protège le prince de la réalité qu’il cherche à fuir. Elle ne se débat pas. En une seconde, la muse vertueuse du prince s’effondre, inerte. Denis Rodkine comme Vladislav Lantratov réussissent à émouvoir en Siegfried brisé par  l’inéluctabilité de sa solitude.

Le Lac des cygnes, Maria Alexandrova

Le Lac des cygnes – Maria Alexandrova

 

Le Lac des Cygnes de Youri Grigorovitch par le Ballet du Bolchoï, au Théâtre du Bolchoï. Avec Maria Alexandrova (Odette/Odile), Vladislav Lantratov (Siegfried), Artemy Beliakov (Mauvais Génie) et Denis Medvedev (le Fou). Direction musicale : Pavel Sorokine. Samedi 24 janvier 2015. 

Avec Svetlana Zakharova (Odette/Odile), Denis Rodkine (Siegfried), Artemy Beliakov (Mauvais Génie) et Igor Tsvirko (le Fou). Direction musicale : Pavel Sorokine. Dimanche 25 janvier 2015. 

 

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