La Bayadère – Denis Rodkine et le Saint-Pétersbourg Ballet Théâtre
La Bayadère (1877) est une Giselle d’Orient malheureusement trop peu ancrée dans la tradition occidentale du ballet classique. Le ballet reste pourtant fidèle au triptyque amour-trahison-rédemption. Il oppose la femme pure (Nikiya, la Bayadère) à la femme vénéneuse (Gamzatti, la fille du Rajah) laquelle est déclinée – sans surprise – dans la figure du serpent dont la blessure est fatale à l’héroïne principale. Mais La Bayadère est également épicée de mille saveurs qui jaillissent crescendo d’un bout à l’autre du spectacle. Les artistes russes s’illustrent en général avec panache dans ce registre qui conjugue tragédie, théâtralité et folklore.
Au Théâtre des Champs-Élysées, le Saint-Pétersbourg Ballet Théâtre a ravivé les couleurs de ce bijou chorégraphique orientaliste menacé de désuétude. La troupe – qui ne manque pas de talents – a livré une interprétation magistrale du drame de La Bayadère, avec ce qu’il faut de grandiloquence pour tenir en haleine sans toutefois négliger le romantisme du ballet.
Les regards se sont naturellement posés sur Denis Rodkine, la star masculine montante du Bolchoï. Il faut de nombreux atouts pour donner corps (et âme) à Solor, le guerrier à la bravoure versatile qui oscille entre deux femmes de castes opposées. Si a priori Denis Rodkine est plus un prince slave qu’un belliqueux héros indien, son corps athlétique et son aplomb sur scène renforcent son autorité. Mais le danseur est loin de n’être qu’un fauve bondissant à la saltation spectaculaire. Certes, le bas du corps est bien estampillé Bolchoï avec une technique exemplaire et une énergie vigoureuse qui font la fierté du grand théâtre. En revanche – et c’est la particularité du meilleur espoir moscovite – le haut du corps resplendit d’expressivité lyrique. Les ports de bras sont aussi amples que moelleux, prolongés par un jeu de main délicat sans maniérisme. L’on comprend donc l’ardeur que mettent les deux prétendantes à s’étriper au sujet d’un si bel objet de convoitise. D’autant plus que Denis Rodkine se montre particulièrement attentif à ses deux partenaires, ce qui rend l’osmose palpable tant avec Nikiya qu’avec Gamzatti.
La Bayadère est également un écrin de choix pour la compagnie russe qui regorge de belles artistes. A commencer par Anna Samostrelova qui a offert une interprétation nuancée du rôle de la Bayadère, la gardienne du temple sacré. Vestale des Indes, sa Nikiya exhale un mysticisme pudique malgré le costume qui découvre son ventre. Les bras « à la russe » ondulent de belles intensités dans les actes I et II. La danseuse se montre déchirante dans la variation pré-mortuaire où ses spasmes d’agonie provoquent vertiges et frémissements. Puis elle devient plus sobre, comme effacée, dans le Royaume des ombres de l’acte final où elle apparaît en rêve à son amant repenti.
En princesse Gamzatti, insupportable fille-à-papa, Ludmila Mizinova ne démérite pas face à la beauté gracile de sa rivale. Technique flamboyante et présence autoritaire sur scène scellent de beaux duos avec Denis Rodkine et Anna Samostrelova. Brisant sa promesse d’amour éternel à la Bayadère, Solor cède à la tentation du mariage avec Gamzatti, offerte sur un plateau d’argent par le Rajah (placide Roman Skripkin). La confrontation entre les deux jeunes femmes éprises du même homme est explosive, grâce à une utilisation fine de la pantomime et à un jeu exalté.
Le corps de ballet est plus hétérogène que les solistes mais les ensembles sont bien maîtrisés et les variations orientalisantes des deux premiers actes demeurent un véritable délice visuel. La descente des Ombres – serpentins de danseuses en arabesques plongées vêtues de tutus blancs – noue la gorge par sa beauté épurée.
Le dénouement mérite d’être souligné tant il diffère de celui des versions traditionnelles des grands théâtres de Russie et d’Occident. Les vapeurs de l’opium se sont dissipées trop vite et avec elles, le souvenir d’une aimée devenue fantomatique. Le poids de la culpabilité est trop pesant et le manque trop douloureux. Solor va mourir de son plein gré et comme la Bayadère : d’une morsure de serpent. C’est sur cette fin féroce et résolument russe que le rideau se ferme.
Le Ballet de Saint-Pétersbourg a soigneusement conservé l’académisme de la capitale impériale sans sombrer dans l’obsolescence, proposant à l’auditoire un voyage dans le temps et l’espace. Il fallait tout le talent dramatique des danseur-ses russes pour habiter cette Bayadère cathartique. D’aucuns trouveront les ressorts démodés, la musique de Minkus sacrilège voire même les propos politiquement incorrects. Au-delà du plaisir que ce ballet procure aux yeux, La Bayadère interpelle toujours à travers les rapports de force sociaux contemporains de notre époque. Et le poids des devoirs tout comme la trahison amoureuse sont des thèmes intemporels qui trouvent toujours une juste résonance auprès d’un public réceptif.
La Bayadère de Marius Petipa par le Ballet de Saint-Pétersbourg, au Théâtre des Champs-Elysées. Avec Denis Rodkine, soliste du Bolchoï (Solor), Anna Samostrelova (Nikiya), Ludmila Mizinova (Gamzatti), Dimchik Saykeev (Brahmane) et Roman Skripin (Rajah). Jeudi 12 mars 2015.