Soirée Gillot/Cunningham EP 2 : apprendre à se déconcentrer [Ballet de l’Opéra de Paris]
Samedi 10 novembre 2012. Soirée Gillot/Cunningham par le Ballet de l’Opéra de Paris, au Palais Garnier. Sous Apparence de Marie-Agnès Gillot : Laëtitia Pujol, Alice Renavand et Vincent Chaillet. Un jour ou deux de Merce Cunningham : Stéphanie Romberg, Hervé Moreau et Fabien Révillion.
Apprécier Merce Cunningham, cela se travaille. Non pas qu’il faille lire avant des thèses pour comprendre le chorégraphe ou regarder toute son œuvre sur Youtube pour déceler l’émotion d’Un jour ou deux. Il faut en fait faire un travail auquel l’on n’est pas habitué en tant que public : faire l’effort de se déconcentrer.
Comprendre ce qui se passe, pour le public, c’est presque un devoir. C’est facile pour un ballet classique, ça l’est bien moins dans l’abstraction d’une œuvre contemporaine. Il faut donc faire un effort de concentration, avoir compris la signification des gestes, le propos du-de la chorégraphe, le sens du titre. Pour se laisser saisir par Un Jour ou deux de Merce Cunningham, il faut faire exactement l’inverse. Parce qu’il n’y a rien à comprendre, inutile donc d’y chercher un sens. L’on avait tendance à l’oublier avec une certaine intellectualisation de la danse contemporaine, mais la danse, ça se ressent avant de se décoder.
La seule chose à faire face à Un jour ou deux est donc ne pas réfléchir. Apprendre à se déconcentrer. Laisser son cerveau vaguer, ne plus compter le temps, se laisser porter. A l’heure du zapping et de la crainte de l’ennui, voilà le pire des exercices. Il ne faut plus chercher un sens au geste, ne plus guetter l’émotion, se laisser porter… Et petit à petit, tomber dans la fascination de cette pureté du geste.
Il n’y a plus de temps, il n’y a plus de rythme. Au début, c’est un ensemble que l’on voit, une vingtaine de danseurs et danseuses tous et toutes pareils-les dans cette pénombre étrange. Mais petit à petit les aspérités de dégagent. Personne ne danse de la même façon. Hervé Moreau a cette fabuleuse élégance, Fabien Révillion est plus énergique, Stéphanie Romberg joue au cygne avec ses mains. Les silhouettes du corps de ballet se désuniforment. Quelle surprise lorsqu’ils se retrouvent en diagonales, alors qu’on les croyait tous semblables, de voir qu’ils sont à ce point tous différents.
J’avais écrit un jour qu’un ballet de Merce Cunningham, c’était une expérience de chorégraphe, une expérience d’interprètes, et que cela ne pouvait donc pas toucher le public, qui est en-dehors de cette recherche. Un Jour ou deux permet justement de rejoindre cette expérience. Parce que apprendre à se déconcentrer, cela n’arrive jamais. C’est à l’opposé de ce que le public est censé faire. Nous sommes tellement formatés à chercher quelque chose dans le geste qu’insidieusement, la pointe de l’impatience se glisse dans notre imagination. Un Jour ou deux réapprend à ne pas réfléchir et à réagir d’instinct face à un spectacle. Une véritable expérience de spectateurs et spectatrice, et de quoi ressortir de la salle parfaitement apaisée.
La pièce de Marie-Agnès Gillot, Sous Apparence, n’en parait que plus tarabiscotée. Pourquoi faire compliqué pour créer de l’émotion quand on peut faire si simple ?
Les impressions restent un peu les mêmes que lors de la Première. Il y a des idées, peut-être trop, beaucoup de choses effleurées sans véritable approfondissement, et c’est dommage parce que les idées sont bonnes. Les énergies de groupe notamment sont finalement peu utilisées, alors que le passage final, avec un bel ensemble, est l’un de ceux qui fonctionnent le mieux. Les hommes ont l’air plus à l’aise sur pointes, et sont même beaucoup plus frondeurs lorsqu’il s’agit de se lancer dans les glissades, alors que les danseuses semblent étrangement plus craintives.
La musique m’a paru plus bancale cette fois-ci. Le Kyrie de Bruckner est sublime, danser dessus est sublime, personne ne dira le contraire (surtout que le solo de Vincent Chaillet est toujours aussi beau). Mais l’arrivée de la musique sacrée semble venir de nulle part et crée un certain déséquilibre, pour finalement un manque de cohérence. La comparaison avec Un Jour ou deux n’en est que plus délicate. Des petits bouts éparpillés chez l’un avec quelques réussites et beaucoup de forme, un tout absolu et évident chez l’autre.
Strapontine
Ce terme de « déconcentration » me parait comme une évidence et résume tout : il fallait le trouver, bravo. Je trouve que c’est un très bel écrit sur « Un Jour ou deux » et sur le rapport entre la danse et le public.
En revanche il m’est douloureux de voir sans cesse comparés les deux ballets de la soirée. C’est un peu normal, puisqu’ils sont certes présentés ensemble. Il me semble cependant, bien que je sois finalement d’accord avec ce qui est dit dans ce compte-rendu (hésitation des danseuses etc…), que c’est une habitude qui nous fait loucher. On ne pourra pas dire le contraire : la plupart des gens avaient pris leur billet surtout pour voir la création de MAG. Le matraquage médiatique dont elle a bénéficié lui a, en mon sens, desservi. Ayant tant écouté ou lu les commentaires de MAG, on s’attendait tous (enfin, encore une fois, « il me semble » ) à avoir une révélation : on est allé voir « Sous apparence » et nous cherchions, peut-être, justement ce « sens » qu’il ne faut pas forcément chercher en danse. Il y a eu tant d’explications autour du ballet que je pense que le regard du spectateur a été parasité par cette recherche du sens et de la nouveauté.
Entre la première, suite à laquelle le ballet a été assez vivement critiqué, et le 10 novembre (seule date à laquelle je pouvais me rendre) j’ai donc essayé d’oublier tout ce que j’avais pu lire et entendre, et toutes ces explications autour de la pointe et de la scénographie et blablabla, pour avoir un regard vierge sur le ballet (comme pour Cunningham car je ne connaissais pas non plus « Un Jour ou deux » 🙄 ). Et je dois dire que je ne l’ai pas trouvé si mauvais, si inconsistant. Pas parfait, certes, mais tout de même apportant quelque chose de neuf ! Des passages m’ont beaucoup touchée et j’avais envie d’en voir plus (c’est peut-être en cela qu’on pourrait dire qu’il n’est pas abouti, d’ailleurs).
J’ai donc l’impression que ce ne sera qu’à la reprise de ce ballet qu’on pourra véritablement en mesurer l’impact. Peut-être les avis resteront-ils les mêmes, me direz-vous.
Désolée pour ce long commentaire mais je voulais partager mon opinion et je suis curieuse de savoir si d’autres penseront comme moi que l’abattage médiatique a pu biaiser cette première rencontre avec le ballet.
Strapontine
Sorry : Battage médiatique, et pas Abattage : lapsus révélateur ? C’est l’émotion, toute cette pression… 😀
MUC
« Sous Apparence « … m´a paru un peu répétitif, la musique est passé un peu au 2eme plan a part le Kyrie. Je salue le travail des danseurs sur cette surface glissante…. Cela ne m´a pas déplu mais je ne suis pas emballée non plus !
Par contre j´ai beaucoup aimé « Un jour ou deux » , musique originale et très agréable a voir. J´ai été prise par le tout l´heure est passée très vite !
Amélie
@ Strapontine : Pas d’excuse pour la longueur du message tour d’abord 😉 Je pense aussi qu’il y avait énormément d’attente sur la pièce de MA Gillot, pas tellement par la promo d’ailleurs, mais parce que c’est une danseuse en général très apprécié par ses interprétations tranchées. Je pense donc que nous espérions la même chose de sa chorégraphie, et que ça n’a pas été le cas. Surtout que, finalement, elle ne donnait pas forcément beaucoup de clés pour comprendre sa pièce, cela restait dans un discours très généraliste, ou se contentait d’expliquer le processus de création avec les interprètes.
@ MUC : 1h07 et on ne voit pas le temps passer, cela n’arrive pas si souvent que ça !
petitvoile
Un peu d’indulgence pour Marie Agnès Gillot… combien de chorégraphes devenus géniaux (dont Cunningham soit dit au passage) ont débuté avec des chorégraphies de mise en route passées aux oubliettes !!! La chorégraphie est un métier qui s’apprend et cela demande son temps…