Soirée Hommage à Serge Lifar – Ballet de l’Opéra de Bordeaux
Le Sud-Ouest a donc décidé de faire sa rentrée sous le signe de Serge Lifar. Tandis que le Ballet du Capitole remontait Les Mirages, le Ballet de l’Opéra de Bordeaux consacrait un programme entier au chorégraphe, avec Icare, Prélude à l’après-midi d’un Faune et Suite en blanc. Ce choix ne tient pas du hasard : Charles Jude, le directeur de la compagnie, a été un grand danseur de Serge Lifar. Les trois ballets ont d’ailleurs été remontés avec une grande précision et de la profondeur. Cette soirée passionnante permettait ainsi de découvrir les multiples facettes de Serge Lifar, même si libre à chacun-e d’adhérer ou non à ces propositions marquées.
Icare, qui ouvrait la soirée, restait sans doute l’oeuvre du programme le plus typiquement lifarien. Dans sa chorégraphie tout d’abord, avec les positions qu’avait travaillées Serge Lifar avec les hanches décalées ou l’utilisation de la sixième position. Mais aussi, et surtout, dans sa façon de concevoir son ballet comme un tout. À l’instar des Ballets Russes, où il avait débuté sa carrière, Serge Lifar construit son Icare en mélangeant chorégraphie, décors, costumes et musique. C’est ainsi lui qui compose la partition, orchestrée ensuite par Joseph-Emile Szyfer. La musique est formée essentiellement de rythmes, les danseurs et danseuses apparaissent comme la mélodie. Les deux décors monumentaux sont signés Picasso, grandes toiles blanches tranchées par des touches de couleurs, impressions renforcées par le corps de ballet en académique en orange ou violet pétant. L’ensemble donne ainsi au ballet l’impression d’être un grand tableau vivant, où chacun prend vie par une intention commune.
Icare, c’est le mythe de l’envol, jusqu’à l’ivresse de la hauteur qui fait perdre le sens de la réalité. La première partie tend en permanence vers cette recherche de cet envol, de l’échappée à l’apesanteur (qui n’est, après tout, que le fondement de la danse académique). La chute prend le pas pour la suite, avec au contraire l’attraction du sol, quelque chose de plus pesant. Pour le personnage d’Icare, c’est une chorégraphie sur le fil en permanence, faite de grands sauts et de pirouettes lentes, en suspension. Investi dans son personnage, Igor Yebra ne peut cependant cacher une certaine tension dans sa danse, coupant l’effet de suspension de pirouettes qui devraient donner l’impression de ne jamais devoir s’arrêter. Les regards se tournent plutôt vers Ludovic Dussarps, interprète puissant du père Dédale, entre tendresse et résignation et un grand sens du style. À moins que le héros ne soit le corps de ballet, point central autour de qui évolue le duo père-fils.
L’esthétique très marquée d’Icare laisse quelques questions en suspens. Est-ce un ballet qui a trop vieilli (la pire des insultes, il serait ringard) ou l’oeil qui s’est vite déshabitué de cette façon de danser ? Peut-être un peu des deux. Serge Lifar fait partie de l’histoire de la Danse. Icare en est l’un de ses ballets les plus représentatifs. Rien que pour ça, le revoir est intéressant. L’oeuvre n’a pourtant pas qu’un intérêt muséal, la vie prend souvent le pas sur la poussière finalement. Mais peut-être ne prend-il toute son ampleur qu’avec un interprète d’exception, plongé depuis des années dans cette ambiance lifarienne.
Prélude à l’après-midi d’un Faune est une sorte d’hommage de Serge Lifar au chef-d’oeuvre de Nijinski, qu’il a beaucoup dansé. La chorégraphie reprend peu ou prou celle du maître, mais les impressions en sont toutes différentes. Le chorégraphe fait partie de ceux qui ont redoré la danse masculine, ce solo est donc dénué de tout ce qui entoure le danseur. Le somptueux décor est remplacé par une toile plus évocatrice que réaliste, le rocher est réduit, les nymphes ont disparu pour n’être qu’évoquées par le voile, simple parfum flottant dans l’air. Tout repose donc sur le danseur pour faire vivre ces quinze minutes de danse, tâche dont s’est ce jour-là acquitté Alvaro Rodriguez Piñera avec beaucoup de délicatesse. Avec cette formule, le ballet gagne en abstraction quand le personnage devient plus humain, parfois homme, parfois Pan. L’oeuvre joue sur une certaine ambivalence pour mettre la danse au centre de tout, formule presque opposée finalement à la proposition d’Icare, où la forme prend parfois presque la première place.
Suite en blanc, ballet de technique et virtuose, clôturait cette soirée. Créée en pleine guerre, l’oeuvre ne s’encombre de rien si ce n’est de briller, représentation à la fois de la danse française dans toute son élégance et du néo-classique de Serge Lifar. Le Ballet de Bordeaux y montre aussi, exprès ou non, sa certaine filiation avec l‘Opéra de Paris. L’ouverture, où il ne s’agit aux artistes que de se présenter, ne peut que faire penser au Défilé (d’ailleurs mis en place par Serge Lifar). Le corps de ballet y déploie une certaine idée de la danse à la française, aux lignes élégantes et à la grande homogénéité. Pas de hasard, plusieurs des artistes de la troupe ont fait un séjour plus ou moins long à Nanterre ou au Palais Garnier.
C’est d’ailleurs par ce corps de ballet que Suite en blanc séduit. Les ensembles parfaitement réglés et brillants portent l’oeuvre avec régal, montant en puissance dans la difficulté et le brio. La Sieste, le Thème varié ou le Presto s’enchaînent avec délice, sans en oublier les délicats décalés de Serge Lifar. Les Étoiles paraissent un peu plus à la peine dans cette façon de danser. Danseuse brillante et charismatique en scène, Oksana Kucheruk semble désarçonnée par la délicatesse de la Cigarette, prise trop en force, où les subtilités de la Flûte dont la plupart sont passées à l’as. Mais l’élan collectif fait oublier le tout, et Suite en blanc se termine dans un formidable final au brio enthousiasmant. Serge Lifar a encore de quoi étonner le public du XXIe siècle.
Soirée Hommage à Lifar par le Ballet de l’Opéra de Bordeaux, au Grand-Théâtre de Bordeaux. Icare, avec Igor Yebra (Icare) et Ludovic Dussarps (Dédale) ; Prélude à l’après-midi d’un Faune, avec Alvaro Rodriguez Pinera ; Suite en blanc, avec Emilie Cerruti, Marie-Lys Navarro et Aline Bellardi (la Sieste), Vanessa Feuillatte, Samuel Ninci et Ashley Whittle (Thème varié), Mika Yoneyama (Sérénade), Presto (Sara Renda), Oksana Kucheruk (La Cigarette et La Flûte), Roman Mikhalev (Mazurka) et Stéphanie Roublot et Oleg Rogachev (Adage). Dimanche 26 octobre 2014.