Soirée Teshigawara/Brown/Kylian – Doux Mensonges, le rayon de lumière
La danse contemporaine souffre en France d’une bien mauvaise image : celle d’être perçue comme un art intellectualisant, tellement dans la recherche du mouvement juste qu’elle en oublie l’émotion. La soirée proposée par le Ballet de l’Opéra de Paris, mélangeant une création de Saburo Teshigawara, une reprise de Trisha Brown et un chef-d’oeuvre de Jiří Kylián, dément comme appuie ce cliché.
Saburo Teshigawara fait partie de ses chorégraphes intrigants avec ses réflexions sur la danse et la recherche du mouvement frais. Lors de sa création Darkness is hiding black horses, ce travail de fond ne se voit pas aux yeux du public, pour mieux mettre en valeur une chorégraphie complexe, élaborée autour d’une scénographie mélangeant ombres, lumières et panaches de fumée. Saburo Teshigawara voulait se pencher sur l’obscurité, où l’on pourrait y distinguer des milliers de chevaux. Mais au public d’y percevoir ce qu’il veut.
Sur scène, ce sont trois personnages qui s’échangent. Jérémie Bélingard est comme l’ombre, lourd et inquiétant. Aurélie Dupont est le rayon de lumière, lumineuse présence. Nicolas Le Riche pourrait être l’addition des deux, un être complexe qui balance entre ces deux aspects. Il y a chez lui à la fois la complexité du mouvement et l’intuitivité d’un être humain découvrant pour la première fois la danse et les possibilités de son corps.
Saburo Teshigawara est aussi plasticien, il voit ses ballets comme des oeuvres d’art. Mais pas vraiment comme du spectacle vivant. Il y a des choses à voir dans ce ballet, mais malheureusement quasiment rien à ressentir. La recherche du chorégraphe est indéniable, mais qu’en est-il pour le public ? L’intérêt de la recherche du geste pur suffit-il pour se laisser emporter ? Sans un minimum de sensible, le tout laisse de marbre, malgré les efforts de Nicolas Le Riche pour transformer tout ce qu’il danse en émotion, et la présence toujours lumineuse d’Aurélie Dupont.
Et quelle différence avec Doux Mensonges de Jiří Kylián, qui conclut la soirée ! Ce ballet sait à la fois être riche chorégraphiquement, surprendre sur le plan de la scénographie… mais ce qui frappe avant tout, c’est son immense sensibilité. On y rit, on y frémit. Mais pas de panique, tout ça n’est qu’illusion. Avec ce ballet, Jiří Kylián offre une petite métaphore de ce qu’est le théâtre. Jeux de lumières et d’ombres là encore, mais pas visuellement, uniquement par l’âme des interprètes.
Sur scène, place à la lumière, avec deux couples formidables de danseurs et danseuses, accompagnés par Les Arts Florissants. Puis, par des jeux de trappes, les artistes se retrouvent parfois sous la scène. Le public suit leurs périples dans les tréfonds de Garnier par une caméra qui retransmet leurs gestes en fond de scène. Sous le plateau, c’est la part d’ombre qui prend le dessus. Une présence inquiétante fait peur, l’homme se transforme en bête, jusqu’à la scène de viol d’une incroyable violence. Mais une fois revenu à la surface, la part de lumière revient, pour une danse fluide et dense, se mélangeant si admirablement à la musique baroque. C’est rude et émouvant, mais avec en suspens, comme une distance, une pointe d’humour. Car tout ça, ce n’est pas la réalité, ce n’est que du théâtre. C’est ce que dit le chorégraphe. Au-dessus de notre tête, il y a Apollon. Sous nos pieds, il y a le fantôme. Ce qu’il y a entre les deux n’est que mensonges.
Entre ces deux pièces, Glacial Decoy de Trisha Brown rend hommage au photographe Robert Rauschenberg. Ses oeuvres défilent au fond, tandis que cinq danseuses se relayent sur scène, dans le silence le plus profond. Au-delà d’une grande austérité – et vraiment d’un grand manque d’émotion – ce ballet souffre surtout de ses interprètes. Qui n’ont en soi rien à se reprocher, on n’apprend pas à danser façon Trisha Brown en seulement quelques semaines. À côté de la troupe de la chorégraphe, vue une semaine avant, les cinq danseuses made in Opéra de Paris semblent bien trop sages, bien trop légères, bien trop déconnectées du sol pour rendre vraiment ce que doit donner cette danse.
Soirée Teshigawara/Brown/Kylian par le Ballet de l’Opéra de Paris, au Palais Garnier.
Trois ballets : Darkness is hiding balck horses de Saburo Teshigawara (création), avec Nicolas Le Riche, Aurélie Dupont et Jérémie Bélingard ; Glacial Decoy de Trisha Brown, avec Laurence Laffon, Caroline Robert, Letizia Galloni, Juliette Hilaire et Miho Fujii ; Doux mensonges de Jiří Kylián, avec Eleonora Abbagnato, Vincent Chaillet, Alice Renavand et Stéphane Bullion. Jeudi 31 octobre 2013.
Joelle
J’ai encore Doux Mensonges qui passe et repasse dans ma tête. Cette oeuvre est vraiment super ! et elle a compensé le « bof » ressenti sur les deux autres oeuvres du programme… Pour un peu je dirais que cela s’appelle « gaspiller l’argent du contribuable »….
Amélie
@ Joëlle : Doux mensonges est vraiment une oeuvre qui se laisse voir et revoir… Quant à « gaspiller l’argent du contribuable », ce n’est pas un peu exagéré ? Heureusement que les subventions ne sont pas accordées en fonction de ce qui plaira forcément au public. S’ennuyer devant une oeuvre ne veut pas dire que cette dernière ne mérite que d’être jetée à la poubelle… C’est ça l’art !
Joelle
Il est clair que l’art et ses diverses facettes ne plaisent pas tout le temps à tout le monde 🙂 mais la nouvelle création de Teshigawara n’a vraiment pas fait l’unanimité cette fois-ci… Et il faudrait faire remarquer au charmant Responsable de Presse de l’Opéra ne pas écrire des bêtises sur son compte Twitter du style « accueil triomphal ce soir… ». Tu l’as même remarqué toi aussi 🙂
Amélie
@ Joëlle : Il y a des chefs-d’oeuvres qui ont été hués à leur création. Je ne dis pas que la création de Saburo est un chef-d’oeuvre, mais l’avis du public ne doit pas être un indicateur pour reverser des subventions. Cette pièce a été accueillie assez froidement, c’est vrai. Ça ne veut pas dire intrinsèquement que c’est raté et mauvais (chacun là-dessus de se faire sa propre opinion), ni que Saburo ne mérite plus d’avoir un sou de l’État la prochaine fois qu’il viendra faire une tournée en France.
Joelle
Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire non plus, surtout qu’il a déjà eu des créations plus heureuses me semble-t-il… Je crains plutôt qu’il ne s’agisse en fait d’un choix « stratégique » de fin de carrière, non lié au chorégraphe…. Mais, peut-être dans vingt ans d’ici, nous nous dirons que nous avons assisté à la première représentation d’une pépite du style « Le Sacre du Printemps »… 🙂
petitvoile
Beaucoup aimé le Teshigawara, peut être parce que je sais que travailler avec lui est un régal pour les artistes. Les 3 chorégraphes de la soirée d’ailleurs. Brigitte leur a fait là un beau cadeau…