[Retransmission] Créer aujourd’hui – Ballet de l’Opéra de Paris
Comme tous les théâtres de France, l’Opéra de Paris a dû fermer ses portes dès le 1er novembre, pour une durée encore indéterminée. Il s’agissait donc d’une fin avant même d’avoir commencé pour le programme Chorégraphes contemporains, prévu tout au long du mois de novembre, réunissant sur l’avant-scène (la scène du Palais Garnier étant toujours en travaux), des créations de Damien Jalet, Sidi Larbi Cherkaoui, Mehdi Kerkouche et Tess Voelker. Pour ne pas perdre tout ce travail, une représentation a tout de même eu lieu – avec l’absence notable du premier chorégraphe – pour une retransmission en direct sur les réseaux sociaux, sous le nom Créer aujourd’hui. Une bouffée d’air frais pour les interprètes si heureux de retrouver la scène et d’un investissement à toute épreuve, qui tous crèvent l’écran. Et trois pièces agréables, joliment menées, mais qui questionnent – encore, toujours, inlassablement – la ligne artistique de l’institution. À voir sur France 5 le vendredi 29 janvier à 20h55, avec en plus la création Brise-Lames de Damien Jalet.
L’Opéra de Paris ne cesse d’étonner. Alors que l’institution possède une plateforme vidéo (la Troisième scène) et des moyens techniques et financiers suffisants pour héberger ses diffusions et leur billetterie, elle choisit de passer par un réseau extérieur – Facebook – pour son premier spectacle payant en direct sur internet. Passons sur ce choix d’un réseau fermé (tout le monde n’a pas de compte Facebook), d’une diffusion limitée à la France et d’une courte durée de visionnage (48h, alors que les formats payants des autres institutions vont de 15 jours à 1 mois), le tout pour 4,95 euros. Concentrons-nous sur les 1h35 de danse proposées, bien filmées par les équipes de France Télévisions – le spectacle devrait d’ailleurs être ensuite diffusé sur Franceinfo.fr, cette fois-ci en intégralité.
Les trois pièces du programme Créer aujourd’hui, mises bout-à-bout, doivent à peine représenter une heure de danse. Pour habiller le tout, la réalisation a choisi de se plonger habilement au sein du Palais Garnier. D’abord par des improvisations au cœur du bâtiment des chorégraphes, expliquant leur pièce avant leur diffusion – mais pourquoi pas de sous-titrage pour le récit en anglais de Tess Voelker alors que le visionnage est uniquement disponible en France ? Passons, on a dit. Ensuite par des caméras présentes dans les coulisses (les loges sont installées dans les couloirs, le spectacle ayant lieu sur le proscenium), montrant les moments entre chaque pièce, ces instants de concentration avant de monter en scène, ces sourires en sortant du plateau, ce ballet des techniciens pour monter les décors, ces quelques phrases disant son plaisir de retrouver la danse. Le concret n’est pas caché : tout le monde porte un masque et la salle est habitée par d’étranges statues lumineuses pour évoquer le public, jusqu’aux applaudissements de la première pièce dans un silence total – quelle étrange expérience ! Cela fait de cette diffusion, outre le fait de voir de la danse, de donner le plaisir de renouer avec le Palais Garnier, de presque sentir l’odeur de ses loges, de retrouver les interprètes dans une certaine proximité. Un montage plutôt bien fait et qui travaille l’idée d’un presque petit film plutôt que juste un spectacle diffusé en vidéo.
Tout démarre par Exposure de Sidi Larbi Cherkaoui, le chorégraphe largement le plus expérimenté de la soirée. Et cela se sent. Sa pièce, inspirée par la photographie, joue sur les contrastes : fond de scène en lumière surexposée pour un jeu entre ombres et lumières. Le chorégraphe se sert aussi habilement des grandes qualités des interprètes de l’Opéra – l’on comprend pourquoi il est si apprécié des compagnies classiques pour des créations. Avec sa gestuelle tout en spirales, il apporte aux danseurs et danseuses un rapport fondamental au sol, tout en se servant de leur grande liberté articulaire et de leur lyrisme du haut du corps, de leur magnifique travail de bras. L’on sent que les neuf interprètes ont de quoi se nourrir dans une chorégraphie qui respire, qui semble couler de source. L’on sent le bonheur de chacun et chacune de se plonger dans cette danse. Sidi Larbi Cherkaoui offre un duo intime et sensible aux masqués Simon Le Borgne et Marion barbeau, et termine par un magnifique solo mettant si bien en valeur la gestuelle animale de Marc Moreau. Mais c’est aussi par l’énergie de groupe que fonctionne la pièce, même si la réalisation ne permet pas forcément de s’y attarder.
Voulant travailler sur l’image, le chorégraphe met en scène sur le plateau un réalisateur filmant les interprètes, le résultat étant diffusé en direct sur un grand écran en fond scène. Un moyen scénique immersif pour le public dans la salle, mais qui ne marche absolument pas pour une diffusion – il aurait presque fallu complètement abandonner l’idée pour une représentation uniquement en ligne. Reste toutefois une pièce efficace, pas de grosse surprise, mais le travail d’un chorégraphe qui a du métier, et qui nourrit ses interprètes d’une belle façon.
Pour Tess Voelker, jeune interprète du NDT, il s’agit presque avec le duo Clouds Inside, de sa première pièce. Sur la musique de Nick Drake, elle nous plonge dans une ambiance américaine des années 1960, mêlant gestes du quotidien à une danse ample, me faisant penser au travail de Johan Inger. On retrouve d’ailleurs dans sa gestuelle l’influence de maîtres de sa compagnie, comme Jiří Kylián. Mais Tess Voelker sait mettre sa patte, une pointe d’humour et rendre ses deux personnages attachants – Marion Gautier de Charnacé et Antonin Monié, tout en sensibilité. Si sa danse féminine est plus attendue, la chorégraphe sait mettre un peu plus de surprise dans sa danse masculine, avec son interprète en petite course constante, comme le fil déroulant de la vie. Il reste les défauts de jeunesse – une trame conductrice que l’on a du mal à saisir et une pièce qui pourrait démarrer et se terminer n’importe quand – mais une qualité pour instaurer une ambiance particulière et diriger ses interprètes. Ce sont d’ailleurs eux qui rendent cette pièce attachante, et font de ce duo une bulle de légèreté malgré les masques de leur costume.
L’on attendait beaucoup de la dernière création Et si de Mehdi Kerkouche, et l’on sentait avec les interviews parues dans la presse que le chorégraphe comme les interprètes avaient vécu une belle expérience humaine ensemble. Contrairement aux deux autres pièces qui sonnent comme des respirations heureuses dans un monde compliqué, Mehdi Kerkouche joue la carte d’une ambiance sombre et lourde, angoissante, mais qui trouve petit à petit son échappatoire par la force collective et une fin espérante (l’année 2021 ?). Si le chorégraphe a été révélé au grand public avec le premier confinement, il est loin d’être un débutant, et cela se sent dans sa pièce très construite et efficace. Néanmoins, il reste ce goût étrange que chorégraphe et interprètes ne se sont pas vraiment rencontrés dans le geste. Mehdi Kerkouche n’arrive pas vraiment à se servir des qualités du groupe d’artistes qu’il a dans les mains, et ces derniers n’ont pas pu pleinement intégrer cette nouvelle gestuelle. Résultat : malgré un groupe composé de fortes personnalités, ils ont du mal à émerger du groupe par leur danse. Même Axel Ibot, à la danse si singulière et qui a droit à un long solo, a du mal à véritablement créer la surprise.
Se pose finalement la question, la même question qui revient depuis une dizaine d’années dans cette institution : pourquoi ces chorégraphes. Il ne suffit pas pour faire une belle soirée de danse d’inviter des artistes talentueux – ce que sont avec évidence les trois noms de ce programme. Les pièces sont d’ailleurs agréables en soi, même si l’ensemble a un côté un peu branchouille, peut-être dû aux choix musicaux, de Woodkid à Guillaume Alric. Le fil conducteur serait de se demander pourquoi ils viennent, ce qu’ils pourront apporter à la gestuelle si particulière de danseurs et danseuses de l’Opéra de Paris. Et il est lassant, saison après saison, de continuer à se poser la question, d’avoir l’impression d’assister à un défilé de noms sur un papier plutôt qu’à une véritable réflexion. Le fait qu’un programme au Ballet de l’Opéra de Paris intitulé « Créer aujourd’hui » ne comporte d’ailleurs aucune création autour du langage classique pose aussi question, alors que toutes les compagnies classiques occidentales réfléchissent à cette problématique.
Oui, la critique est toujours plus dure quand on parle du Ballet de l’Opéra de Paris. Parce qu’en ces temps de crise, nous voyons tellement de créations intéressantes dans d’autres compagnies, bien plus impactées par la crise sanitaire – ne serait-ce que le gala du Royal Ballet diffusé le même soir et autrement plus riche de réflexions autour de son répertoire. Et une institution comme l’Opéra de Paris qui reçoit 60 millions d’euros d’aide de l’État ne peut être à la traîne et passer à côté de réflexions profondes qu’il est plus que temps qu’elle mène sur ce qu’elle danse, et pourquoi.
Soirée Créer aujourd’hui par le Ballet de l’Opéra de Paris au Palais Garnier. Exposure de Sidi Larbi Cherkaoui, avec Marc Moreau, Marion Barbeau, Simon Le Borgne, Éleonore Guérineau, Héloïse Jocqueviel, Sofia Rosolini, Mathieu Contat, Yvon Demol et Alexandre Boccara ; Clouds Inside de Tess Voelker avec Marion Gautier de Charnacé et Antonin Monié ; Et si de Mehdi Kerkouche avec Caroline Osmont, Ida Viikinkovski, Lucie Fenwick, Nine Seropian, Seohoo Yun et Axel Ibot, Antoine Kirscher, Andrea Sarri, Hugo Vigliotti et Jack Gasztowtt. Retransmission en direct vendredi 13 novembre 2020.