« Ma mère adorait la danse », documentaire sur Brigitte Lefèvre et bilan de sa direction
« Ma mère adorait la danse et moi j’adorais ma mère« , aime dire Brigitte Lefèvre lorsqu’on lui demande pourquoi elle a choisi de danser. Alors qu’elle vient de quitter la direction du Ballet de l’Opéra de Paris, un documentaire lui est consacré, reprenant sa phrase préférée. Le film est à voir sur France 3 le samedi 8 novembre à 23h10. Il sera précédé à 22h50 du Défilé du corps de ballet, filmé le 4 octobre dernier, et suivi du ballet Études de Harald Lander à 00h15. Une soirée spéciale danse donc… mais où la danse n’apparaît vraiment qu’à minuit passé.
« Ma mère adorait la danse« n’est pas un documentaire qui cherche la contradiction ou à faire un bilan des 20 ans de direction de Brigitte Lefèvre. Le film est coproduit par l’Opéra de Paris, écrit par sa fille et réalisé par un ami. N’y cherchez donc pas la moindre trace de critique. Mais dans le genre portrait, le tout est joliment réussi et souvent émouvant. Tout en traçant en creux la vie d’une troupe pas tout à fait comme les autres.
Pendant quelques mois, la caméra a suivi Brigitte Lefèvre dans ses derniers moments de direction. Le reportage débute d’ailleurs par des moments assez pragmatiques. La compagnie est en tournée au Japon pour danser Don Quichotte. Qui mettre au dernier moment à la place d’une danseuse défaillante ? Comment gérer les syndicats (une grève a lieu au même moment à Paris) ? Lors d’une représentation, Karl Paquette se blesse au premier acte. Fabien Révillion danse sa variation à l’improviste, avant que Vincent Chaillet ne reprenne le rôle. Sur scène, le ballet déroule, comme si de rien n’était, tandis que le reportage suit de près les danseurs et danseuses dans leur travail, aussi leurs émotions.
Puis le documentaire retrace la carrière de Brigitte Lefèvre. Elle raconte ainsi son audition pour entrer à l’École de danse, dans le même studio. Puis retrouve son lieu de création à La Rochelle. Jacques Garnier prend une immense place dans les souvenirs qui s’égrènent au fil des studios de danse visités. Peut-être parce que la caméra est amie, mais Brigitte Lefèvre reste franche, très sincère dans ses souvenirs et ses émotions, rendant le film très attachant. C’est le portrait avant tout d’une interprète passionnée par ce qu’elle fait, qui réfléchit aussi à ce qu’elle fait et pourquoi elle le danse. Le tout est, comme il se doit, entrecoupé de belles images d’archive du Théâtre du Silence.
La dernière partie est plus axée sur la passation et la perception qu’a Brigitte Lefèvre de son poste de direction. On la sent très proche de certains artistes (la nomination d’Alice Renavand a une belle place), aussi la difficulté de laisser la main (et une discussion savoureuse, bien que très cordiale, avec Benjamin Millepied sur les futures distributions). Le tout se termine bien sûr dans les coulisses de la soirée du 4 octobre. Le Défilé, encore une fois, y apparaît comme le chemin de vie de la danseuse.
« Ma mère adorait la danse« est donc le portrait d’une femme qui danse, de multiples façons. Et non pas un bilan de ses 20 ans de direction. Le résultat n’en est pas moins réussi, mais il reste dommage de ne trouver, nulle part dans la presse, de véritables réflexions sur cette longue direction. Quels ont été les points forts de Brigitte Lefèvre ? Où n’a-t-elle pas été assez loin ? Qu’a-t-elle raté (parce qu’en 20 ans, personne ne peut tout réussir) ? Où en est la compagnie aujourd’hui ?
Les Balletonautes se sont essayés avec réussite à cet exercice, sans en oublier leur humour habituel. Pour ma part, il est plus difficile de s’y prêter, n’ayant pas suivi de près les dix premières années de direction de Brigitte Lefèvre. Reste toutefois quelques impressions, mises particulièrement en valeur lors des deux premiers programmes de la saison.
Contrairement à ce que presque tout le monde écrit aujourd’hui, ce n’est pas elle qui a fait entrer les chorégraphes contemporains à l’Opéra de Paris, mais Rudolf Noureev. Cependant, elle a bien continué le travail, faisant naître l’idée d’un répertoire contemporain. Le Parc d’Angelin Preljocaj, In the Middle de William Forsythe, La Maison de Bernarda de Mats Ek sont devenues des pièces phares du répertoire de la compagnie. En France, la culture est en général clivée : la danse moderne dans un théâtre, le répertoire classique de l’autre. Mais pour le public de l’Opéra, il semble maintenant évident que tout peut être dansé au Palais Garnier, du plus pur ballet classique à la plus contemporaine des pièces. Pour le public de l’Opéra, voir du Jiří Kylián est aussi naturel que d’assister à Paquita.
Mais la question se pose aussi sur cette ouverture, si elle n’a pas été trop loin. Anne Teresa De Keersmaeker, Sidi Larbi Cherkaoui, Trisha Brown… Les dernières créations ressemblaient plus à un alignement de noms et les résultats laissaient mitigés. Les danseurs et danseuses de l’Opéra de Paris peuvent tout danser, mais pas tout d’une excellente façon.
Quelle est la création que l’on retient d’ailleurs de Brigitte Lefèvre ? Les noms qui viennent à l’esprit sont plutôt des entrées au répertoire néoclassiques. La compagnie a trouvé de quoi s’épanouir avec Onéguine de John Cranko, ou même La Fille mal gardée de Frederick Ashton. Les créations contemporaines qu’elle a menées ont finalement plus de mal à s’installer, si ce n’est des oeuvres de chorégraphes déjà bien en relation avec l’Opéra de Paris, comme William Forsythe ou Mats Ek. Pina Bausch fut aussi une collaboration réussie et intense, avec deux belles oeuvres que la compagnie a à coeur de reprendre.
Le répertoire de l’Opéra de Paris est toutefois devenu un peu plus flou. Finalement, quelle est la pièce-phare de la compagnie ? Giselle ? Elle n’a pas été donnée depuis huit ans (même si montrée en tournée). La Sylphide de Pierre Lacotte ? Absente pendant dix ans, idem pour La Belle au bois dormant de Rudolf Noureev. Le répertoire contemporain a été privilégié, un peu au détriment des ballets du répertoire, souvent réduit à la cash-machine de Noël. Difficile ensuite pour les Étoiles de travailler un rôle quand elles ne peuvent y avoir accès que tous les huit ou dix ans.
La nouvelle génération d’Étoiles fait aussi partie des questionnements de l’ère Lefèvre. Lorsqu’elle est arrivée, elle avait à disposition la grandiose génération Noureev, une dizaine d’artistes extraordinaires. Elle s’est bien sûr appuyée sur eux lors des dix premières années. La suite fut plus délicate et la relève eut plus de mal à s’installer. Brigitte Lefèvre a aimé les nominations tardives, à 30 ans passés. Quitte à choisir des artistes déjà un peu fatigués. Résultat : lorsqu’il s’agit de remonter un grand ballet classique, la compagnie a parfois énormément de mal à trouver des personnes pour danser les rôles principaux.
Néanmoins, l’élargissement du titre d’Étoile a aussi eu des effets bénéfiques, comme de nommer des gens plus atypiques ou au parcours moins évident. Quelqu’un comme Marie-Agnès Gilllot n’aurait peut-être pas eu sa chance il y a vingt ans, c’est aujourd’hui l’une des personnalités les plus singulières de la troupe. Idem pour Isabelle Ciaravola, qui s’est épanouie quand le répertoire néoclassique est arrivé. Nommée à 37 ans avec Onéguine, elle reste l’une des Étoiles les plus brillantes de ces dernières années. C’est intéressant, aussi, de se dire qu’il n’y a plus qu’un seul moule pour être Étoile. Que l’on peut avoir des accidents de parcours, être différent-e-s et avoir aussi sa chance.
La question de la nouvelle génération reste néanmoins épineuse. L’ère Lefèvre avait un credo : ce qui compte, c’est le nom Ballet de l’Opéra de Paris, ce n’est pas le nom des danseur-s-es. Pari réussi. Le corps de ballet est magnifique. Mais plus personne ne connaît les Étoiles de la troupe. Sont-elles en-deçà de la génération précédente ? Mathieu Ganio, Dorothée Gilbert, Mathias Heymann ou Myriam Ould-Braham sont des artistes extraordinaires, qui n’ont rien à envier à leurs aînés-e-s. Mais ils n’ont visiblement pas l’environnement, ni tous les outils, pour être au mieux de leurs capacités. Brigitte Lefèvre a parfois préféré promouvoir des artistes malléables, solides, pouvant s’adapter à un répertoire très vaste, ce qui correspondait à ses saisons. Mais elle a aussi laissé de côté des artistes à forte personnalité, des danseur-s-e-s qui pouvaient certes danser moins de choses, mais très forts dans leur répertoire de prédilection.
Le problème des blessures (certes inhérent à la danse, mais problématique à l’Opéra de Paris) se pose aussi. Brigitte Lefèvre a gardé le même fonctionnement au quotidien, alors que le répertoire a changé en vingt ans. La question de la santé des artistes a été laissée de côté. Aujourd’hui, les grandes troupes ont parfois une équipe médicale d’une dizaine de personnes, avec une réflexion sur les temps de récupération, sur l’échauffement, etc. Les danseurs et danseuses y sont perçu-e-s comme des athlètes de haut niveau.
Faire émerger cette nouvelle génération, ou mettre vraiment en confiance ceux et celles qui sont là, sera le premier défi de Benjamin Millepied.
Jade
« Le répertoire contemporain a été privilégié, un peu au détriment des ballets du répertoire, souvent réduits à la cash-machine de Noël ». Je suis entièrement d’accord avec ce douloureux constat, fruit de mes inquiétudes s’agissant de la ligne artistique de Millepied. Ce dernier n’a eu de cesse d’évoquer toute une flopée de chorégraphes à la mode, qui ne s’inscrivent pas nécessairement dans le répertoire et la tradition pluriséculaires de l’ONP. Ni Garnier ni Bastille n’ont vocation à devenir des succursales de Chaillot ou du théâtre de la ville.
Il est également vrai que le départ des grandes étoiles (je pense à la sublime Ciaravola en premier, N.Leriche) n’a pas été contrebalancé par l’émergence de grands artistes à ce jour. Personne ne suscite l’admiration ou l’émotion dans la compagnie pour l’instant. A cet égard, quand je vois la première muse de Millepied (la pataude Isabella Boylston), il me vient des palpitations… En espérant qu’il sera plus inspiré ici.
Je suis curieuse de connaître les distributions proposées par Millepied. Pour le moment, rien de très pertinent pour les ballets de fin d’année. Il y a même eu quelques interrogations quant au bien-fondé de certaines prises de rôle… Et aucune étoile invitée ? C’est désastreux dans la mesure où nous n’avons pas dans notre vivier national de quoi subvenir à nos besoins cathartiques…
a.
Ah! je veux voir la tournée au Japon! – et pour le reste j’apprécie votre manière de reconnaître des qualités à BL tout en mettant le doigt où…
Aventure
Une jolie soirée, je n’avais jamais vu le Défilé c’est chose faite ! Vraiment trop mignons les premiers rangs de petits rats…
Le documentaire m’a intéressée, je ne connaissais rien à la carrière de Brigitte Lefèvre c’était donc une découverte. Et suivre l’opéra de l’intérieur me passionne toujours !
Quant à Etudes, j’ai bien aimé le ballet, et les étoiles m’ont bien plu, je n’ai pas trop senti la crispation j’ai même trouvé les variations assez flambantes.
a.
C’est un beau film.