Daniil Simkin : « J’ai envie de plonger dans le répertoire contemporain européen »
Daniil Simkin est un phénomène ! À 14 ans, il remporte la médaille d’or junior du prestigieux Concours international de Varna inaugurant une série de premiers prix un peu partout dans le monde, et devenant par la même la nouvelle coqueluche du monde de la danse comme des réseaux sociaux. Ces succès donnent le coup d’envoi d’une carrière qui débute à Wiesbaden en Allemagne où il a grandi. Bien qu’il soit né à Novossibirsk, il a en effet quitté la Russie à l’âge de deux ans. Ses parents, tous deux danseurs et danseuses professionnels, l’initient très jeune à cet art. C’est ainsi sa mère qui, lorsqu’il a 9 ans, commence à lui donner quotidiennement des cours de danse classique. Il n’intègre aucune école de danse. Mais à l’évidence, le jeune Daniil est un surdoué fait pour briller sur les planches. Il lui fallait trouver une compagnie pour se fixer et apprendre un répertoire. Il tenta l’Opéra de Paris qui lui proposa une place de… surnuméraire. C’est finalement à New York qu’il posera ses bagages en 2008. Kevin McKenzie, directeur artistique de l’American Ballet Theatre, l’engage ainsi dans la compagnie comme Soliste, devenant « Principal Dancer » en 2012, interprétant tous les grands rôles du répertoire.
Une place de choix au sommet de la hiérarchie d’une des troupes de ballet les plus réputées au monde… Mais en 2017, Daniil Simkin crée la surprise : il annonce qu’il s’installe en 2018 à Berlin pour rejoindre le Staatsballet nouvellement co-dirigé par Johannes Öhman – qui venait du Royal Swedish Ballet – et la chorégraphe contemporaine allemande Sasha Waltz. Changement de continent, mais aussi dé répertoire et de mode de vie. Depuis son arrivée en septembre, il y a dansé le Prince dans Casse-Noisette, Lenski dans Onéguine ou Solor dans la nouvelle Bayadère d’Alexeï Ratmansky. Entre deux répétitions, DALP a rencontré Daniil Simkin pour évoquer cette nouvelle étape de sa carrière.
Pourquoi avez-vous décidé de quitter New York et la prestigieuse compagnie de l’American Ballet Theatre pour venir au Staatsballet de Berlin ? Vos motivations étaient-elles artistiques ou personnelles ?
Les deux ! Plusieurs raisons m’ont conduit à prendre cette décision. Mais si on évoque tout d’abord l’aspect artistique, j’ai dansé à New York à peu près dans les œuvres de tous les chorégraphes dans lesquelles je pouvais danser. J’ai créé des pièces avec Benjamin Millepied, avec Alexeï Ratmansky. J’ai dansé ce qu’on pourrait appeler les œuvres classiques et la danse contemporaine américaines : Paul Taylor, Merce Cunningham, Twyla Tharp. Toutes ces œuvres, je les ai interprétées à de nombreuses reprises. Mais j’ai grandi en Europe où j’ai vu des compagnies telles que le Nederlands Dans Theater ou la Compañía Nacional de Danza à l’époque de Nacho Duato, le Cullberg Ballet, Pina Bausch. C’est l’environnement esthétique dans lequel je baignais et il me manquait. Si je suis venu à Berlin, c’est pour poursuivre mon évolution artistique car j’ai fait tout ce que je pouvais faire aux États Unis. Si j’étais resté plus longtemps à New York, cela aurait été plus ou moins encore la même chose et le même type de répertoire. Une des raisons aussi de ma décision, c’est la nouvelle direction du Staatsballet : je connais Johannes Öhman depuis de longues années, on s’était rencontré à la Jackson Compétition dans le Mississippi en 2005. On se connaît donc très bien et je crois dans sa vision pour la compagnie. J’ai rencontré également Sasha Waltz et je suis très excité à l’idée de faire partie de ce nouveau projet. C’est très ambitieux de conduire une stratégie que l’on pourrait presque qualifier d’agressive dans le bon sens du terme, pour interpréter les deux aspects du spectre de la danse, la classique et la création contemporaine. Et tout cela au plus haut niveau. Je crois vraiment en cela.
Vous aviez aussi de bonnes raisons personnelles pour motiver cette décision ?
Oui car j’ai un passeport allemand. Je suis né en Russie mais j’ai grandi en Allemagne, je parle la langue couramment, j’ai passé mon Abitur ici (ndlr : le baccalauréat allemand) et c’est un peu comme revenir à la maison pour moi après dix ans à New York. Je n’aurais remplacé cette période américaine pour rien au monde mais il était temps de passer à autre chose. New York, c’est une ville pour la jeunesse, j’y ai fait tout ce que je pouvais y faire mais il était temps pour moi de rentrer en Europe, parce que je n’aurais pas pu continuer ma carrière à la même vitesse que ces dix dernières années si j’étais resté là-bas. Je n’aurais pas pu revivre cette période au même rythme. À l’ABT, nous sommes sur scène à New York 14 semaines par an, le reste du temps nous sommes en tournée aux États Unis et à l’étranger. Nous avons une pause de 16 semaines chaque année et durant ces interruptions, j’étais aussi sur scène en freelance. Je n’ai pas pris de vacances depuis cinq ans. Je vivais avec une valise à la main et on ne peut pas faire cela éternellement. Mais cela dit, je n’ai pas eu besoin de beaucoup réfléchir pour me décider car ce fut comme une évidence. Tout me conduisait dans cette direction. Et puis mes parents vivent en Allemagne et je peux désormais les voir au moins une fois par mois.
Si je suis venu à Berlin, c’est pour poursuivre mon évolution artistique car j’ai fait tout ce que je pouvais faire aux États Unis.
Vous sentez-vous finalement plus Européen ?
Esthétiquement, l’Europe est proche de moi : c’est l’univers qui m’a entouré quand j’ai grandi et c’est ce que j’aime. Et vous savez, après dix ans, vous voyez les limites d’un environnement, quel qu’il soit. Au début, tout est nouveau mais cela ne dure pas éternellement. Et c’est vrai pour tous les environnements artistiques dans lesquels vous évoluez. C’était donc encore une fois un timing parfait pour moi car si j’étais resté à New York deux ou trois ans de plus, cela aurait été beaucoup plus difficile de changer de compagnie, j’aurais eu 33, 34 ans et la carrière d’un danseur est courte. Je dirais qu’aujourd’hui, je suis exactement au milieu de ma carrière. C’est aussi très stimulant pour un artiste de changer, de se poser des défis et de se forcer à se mettre dans une position inconfortable. Vous devez encore prouver qui vous êtes et apprendre à évoluer dans ce nouvel environnement.
Au Staatsballett Berlin, vous venez de faire vos débuts dans le rôle de Solor dans La Bayadère reconstruite par Alexeï Ratmansky. Vous aviez déjà créé des rôles avec lui puisqu’il est chorégraphe résident de l’ABT. Mais comment s’est déroulé le travail sur cette production avec le souci du chorégraphe de revenir aux sources du ballet ?
C’est un retour aux racines de l’œuvre et à l’époque de la création de ces grands ballets académiques, où les danseurs masculins ne dansaient pas autant qu’aujourd’hui. Je connais Alexeï Ratmansky depuis de très nombreuses années. C’est drôle d’ailleurs car nous avons rejoint l’American Ballet Theatre la même année en 2008 et nos carrières semblent liées. C’est un peu ironique aussi car je quitte l’ABT et le premier rôle ici à Berlin, c’est une production d’Alexeï Ratmansky. Je dois dire que cette opportunité fut un vrai challenge pour moi car je suis sur scène pratiquement non-stop durant les quatre actes de cette Bayadère. Même si physiquement je ne suis pas épuisé, je suis fatigué mentalement car vous devez constamment capter l’attention du public, vous ne pouvez pas vous laisser aller. Et j’ai vraiment aimé cet aspect du travail que vous pouvez constamment améliorer. C’est aussi ce qui m’a fait revenir en Europe : avec l’ABT, vous avez au maximum deux spectacles d’une production, parfois un seul alors qu’ici, j’en ferai quatre ou davantage et c’est beaucoup plus satisfaisant.
Je fus très surpris par la puissance de la pantomime dans cette Bayadère. Dans les deux premiers actes, toute l’histoire est racontée par la pantomime de manière très détaillée et fort élégante. C’était aussi assez nouveau pour vous ?
Oui, et maintenant j’ai un problème car je répète La Sylphide d’Auguste Bournonville (ndlr : le danseur s’est blessé entre-temps, il ne devrait pas danser ce ballet dans les temps) et c’est exactement l’inverse. Alexeï Ratmansky me répétait sans cesse de ne pas reposer sur ses deux jambes mais seulement sur une et de toujours se montrer. Avec James, il ne faut jamais rester sur une jambe mais sur deux et demeurer le plus simple possible. Et le style de pantomime est complètement différent. C’est fascinant !
Vous nous avez expliqué pourquoi vous aviez décidé de venir à Berlin. Mais avec quel.le.s chorégraphes vous aimeriez travailler dans l’avenir ?
Half Life de la chorégraphe israélienne Sharon Eyal, qui est entrée cette année au répertoire du Staatsballett Berlin, est pour moi une révélation. Je l’ai vu trois fois et je vais y retourner, c’est très inspirant pour moi et j’aimerais beaucoup collaborer avec elle dans le futur. J’ai vraiment très envie de plonger dans le répertoire contemporain européen : William Forsythe, Jiří Kylián, David Dawson, tous ces artistes qui selon moi créent des œuvres superbes. Et j’ai été hors de ce champ-là durant ces dix dernières années. J’ai envie d’attraper cela au vol maintenant. Je suis venu ici en tant que danseur classique bien sûr car c’est ma force aujourd’hui. Mais je veux aussi me développer en tant qu’artiste et comme danseur contemporain. Et je suis ravi de faire partie d’un projet plus avant-gardiste. L’ABT est plus conservateur quand il s’agit de répertoire contemporain. Évidemment, cela ne va pas arriver du jour au lendemain, mais dès la saison prochaine, je danserai à Berlin des pièces contemporaines et j’espère qu’au fil des saisons, il y en aura de plus en plus.
Avez-vous redouté à un certain moment de votre carrière que l’on vous réduise à un danseur virtuose au détriment de l’aspect artistique de votre travail ?
J’ai toujours eu la chance d’avoir mes parents auprès de moi pour m’aider dans le développement de ma carrière et pour me dire ce qui était bien et ce qui ne l’était pas, et quelle était la bonne décision. Bien sûr, vous devez apprendre à acquérir de la profondeur et c’est avec le temps que vous pouvez vous construire comme artiste. Vous ne pouvez pas convaincre tout le monde immédiatement quand vous avez 20 ans. Allez-vous ainsi être un grand partenaire ? Vous ne pouvez pas, cela vient avec le temps et il faut du temps pour grandir en tant qu’artiste. Les attentes sont si fortes aujourd’hui envers les jeunes danseurs, en particulier avec l’explosion d’internet car chaque performance, chaque représentation est jugée et il n’y a aucune place pour l’échec. Ma mère me disait toujours que, quand une représentation s’était mal passée, elle rentrait chez elle et parfois pleurait seule dans son coin. Aujourd’hui, elle est instantanément online. La pression est très forte à notre époque. Je me souviens, quand j’avais 16 ans et que je faisais une grande pirouette et que quelqu’un disait : « Oh ! Mikhaïl Barychnikov ne la faisait pas de cette manière ! ». Car tous les danseurs sont aujourd’hui comparés à Mikhaïl Barychnikov. On ajoute au fur à mesure plus de substance dans les rôles et c’est le résultat d’un travail de longue haleine, cela ne se fait pas en un jour. Mais aujourd’hui, le tempo est ultra-rapide. Je dois dire qu’internet m’a aussi donné beaucoup de choses positives et je suis ravi de vivre à notre époque. C’est excitant de pouvoir suivre tous mes amis et collègues. D’un côté, vous contrôlez mieux la manière dont vous êtes vu de façon très variée, bonne ou mauvaise. Regardez Sergueï Polounine par exemple…
Je suis venu ici en tant que danseur classique, c’est ma force aujourd’hui. Mais je veux aussi me développer en tant qu’artiste et comme danseur contemporain
Vous avez depuis longtemps montré une part très créative avec internet et les réseaux sociaux. C’est important pour vous ?
J’ai toujours considéré cela comme des instruments au service de l’art. Une histoire de mode peut être de l’art, un bon repas peut être de l’art. Et être présent sur internet, ça peut aussi être de l’art si vous y mettez l’intelligence et l’énergie suffisante et si vous vous posez les bonnes questions : qu’est-ce que je veux y mettre et qu’est-ce que je ne veux pas y mettre ? Comment je souhaite être perçu ? C’est un moyen de s’exprimer en tant qu’artiste très directement, sans intermédiaire. Évidemment, il y a aussi des aspects plus triviaux : si je publie par exemple une belle photo prise avec le bon appareil et que je la poste sur mon compte Instagram, personne ne veut la voir ! Ce que l’on veut, c’est un saut ou une pirouette. C’est pourquoi j’ai aussi créé un compte spécifique pour les photos.
La photographie est une de vos passions. Avez-vous encore le temps de vous y adonner ?
Je n’ai pas pris de photos depuis quelques mois. C’était une période très chargée avec mon départ de New York et mon installation à Berlin. Mais je continuerai car c’est un grand plaisir de chasser une belle image. Je voyage toujours avec mon appareil photo mais au cours de ces derniers temps, il est resté dans la valise ! Je n’avais pas vraiment l’inspiration. La photographie fait partie de moi. J’ai aussi un journal mais les mots ne me viennent pas naturellement contrairement aux images. C’est pour moi un moyen de me souvenir de ma vie et beaucoup de grands moments de mon existence sont reliés à des photographies. J’ai en moi cette connexion avec les arts visuels.
En dehors ou à côté de votre carrière, vous avez aussi développé des projets chorégraphiques plus personnels. Récemment encore à la Fondation Guggenheim à New York où vous avez présenté Falls the Shadow. C’est important de poursuivre dans cette voie ?
Oui ! Et je travaille actuellement sur un nouveau projet, je n’en suis qu’au stade préalable et cela va prendre deux ans. On ne devrait pas le voir avant la fin de l’an prochain ou le début de 2021. Pour moi, l’objectif est de contribuer au monde la danse. Je trouve un peu triste que l’on fasse des projets uniquement portés sur soi, cela me semble vaniteux. Même si j’échoue, je veux tenter de créer quelque chose qui soit en phase avec l’état de la danse aujourd’hui. La dernière création était passionnante à réaliser car elle était destinée à être montrée dans la fameuse rotonde du Guggenheim. L’accueil a été superbe et bien sûr j’en étais ravi. C’est un moyen de connecter la danse avec d’autres éléments : l’architecture et la vidéo. C’était quelque chose de nouveau et j’espère que ça peut inspirer d’autres personnes. Pour ce nouveau projet, je veux aussi sortir de la scène pour apporter la danse dans d’autres lieux.
Ma dernière question est plus personnelle : vous êtes né en Russie, vous avez grandi en Allemagne, puis vous êtes allé aux États Unis encore très jeune. Vous parlez couramment les langues de ces trois pays. Vous vous sentez russe, allemand ou new-yorkais ?
C’est une question très compliquée et je n’ai pas de réponse claire à vous donner. Les langues que je parle et la manière dont je les parle reflètent ma personnalité et mon identité nationale : je parle ces trois langues avec un accent. Je les parle très bien mais la manière dont je les parle fait que je suis étranger partout. Les gens ne parviennent pas à comprendre d’où je viens quand ils m’entendent parler. Ce n’est pas un accent très prononcé, mais malgré tout il est là. Je suis chez moi partout et nulle part à la fois. Je sens une forme d’âme slave en moi profondément mais souvent inconsciemment. En même temps, je ne me sens pas chez moi en Russie car je ne sais rien de la manière dont les choses fonctionnent là-bas. J’ai grandi dans la culture allemande, la culture pop allemande et aussi américaine. J’ai quitté la Russie quand j’avais deux ans donc je ne me souviens de rien. C’est ma vie ! Il y a de bons côtés à cela et de moins bons, cela dépend de la perspective.
Jean Frédéric
Mais oui Alain. Merci de votre vigilance…